Vienne offrait en ce moins d’avril quatre représentations, sauvées de la pandémie, de la production de Lucia di Lammermoor que Laurent Pelly créa ici même, en 2019 et coproduite par Philadelphie, avec Olga Peretyatko et Juan Diego Flórez. Cinquième opus donizettien pour Pelly, après notamment une Fille du régiment qui avait fait en son temps le tour du monde. On sera moins enthousiaste cette fois-ci devant une proposition scénique assez chiche et finalement tristounette. Une pluie de neige pour débuter, censée représenter l’ingénuité de Lucia, et, au fil des tableaux, des cloisons mobiles avec échappées sur le ciel nuageux en trompe-l’œil, qui se resserrent et confinent l’univers de l’héroïne, ne lui laissant d’autre issue que l’évasion par la folie et par la mort.
Autre réserve, plus étonnante : l’orchestre du Wiener Staatsoper méconnaissable deux actes durant. Evelino Pidò à la baguette débutait pourtant les premières mesures avec une fièvre suggestive et qui laissait augurer que le drame serait sous haute tension. Mais au bout de quelques mesures, les traits devenaient plus lourds, les arpèges bien trop grossièrement appuyés et quelques approximations bien évitables avec les chœurs se faisaient jour ; on trouva même le moyen de conclure le sextuor du II en décalage ! Après l’entracte toutefois, tout revenait dans l’ordre, la texture viennoise était de retour avec des cordes bien tempérées et un glasharmonika convaincant dans son duo avec l’héroïne.
De la production de 2019 ne subsistait que le Enrico de George Petean ; le baryton roumain brille par sa vaillance, davantage que par sa puissance. La voix est solide, capable de belles fulgurances et il incarne de façon crédible un frère davantage emporté par sa haine de l’ennemi que par l’amour fraternel. Si le Normanno de Hiroshi Amako est vraiment trop juste pour s’imposer dans un volume tel que celui de l’opéra de Vienne, l’Alisa de Patricia Nolz, autre membre de la troupe, impose une belle prestance. On en dira autant du malheureux épousé, l’Arturo de Josh Lovell, fringant, au timbre clair et séduisant. Roberto Tagliavini a cet immense mérite de hisser Raimondo au-delà d’un rôle de second plan. Remarqué à Madrid en 2018 dans la production de David Alden (avec déjà Lisette Oropesa dans le rôle-titre), il impose sa basse autoritaire, et surtout sa présence sur scène est stupéfiante de justesse.
© Wiener Staatsoper / Michael Pöhn
On attendait Benjamin Bernheim dans le rôle d’Edgardo, il y a brillé de mille feux. Il possède le ténor clair, limpide, tout à la fois viril et amoureux. Quand il se pose face au public pour son ultime « Tu che a Dio spiegasti l’ali », il nous emporte dans son malheur et nous arrache nous aussi à la vie. Bernheim est déjà un astre magnifique au firmament des ténors français et internationaux. Notez déjà qu’il sera Roméo à Paris en 2023.
Lisette Oropesa enfin. Le public viennois, ou ce qui en restait après quinze minutes (chronométrées !) d’applaudissements puis de standing ovations au bord de la fosse, l’a réclamée à cor et à cri pour lui dire toute sa gratitude à l’issue de ces quatre représentations. On le sait, elle est aujourd’hui l’une des plus belles titulaires de ce rôle. Si elle semble aussi crédible dans l’incarnation de Lucia, c’est qu’elle y est à la fois si forte et si fragile. Une belle idée de la mise en scène consiste à nous montrer dès le début du I sa fragilité, en figurant une jeune femme, presque adolescente, insouciante et sautillant dans la neige en s’ébrouant, jouant des flocons qui tombent et n’écoutant pas ce qu’Alisa lui rapporte. Entre cette ingénue inconsciente et la jeune mariée criminelle, ravagée par la folie, en fin de parcours, quel contraste ! Oropesa joue de sa voix comme la fillette des flocons. Elle est capable de la hisser jusqu’aux plus hautes sphères de la gamme, et d’y rester, de jouer avec les notes, de les rallonger et de se complaire en haute altitude. Le fil est léger, mais il tient. A cet égard, la faire marcher, pendant la scène de la folie, sur une rangée de chaises inexplicablement alignées devant le chœur, visualise parfaitement cette œuvre de funambule, en équilibre constant et toujours périlleux. Tout juste si, ici et là, l’accroche des notes les plus haut perchées souffrait-elle d’un imperceptible défaut de justesse.
Décidément, Lucia est devenu un rôle fétiche pour Lisette Oropesa. A peine sortie de cette série viennoise, elle prenait l’avion pour Zürich où l’attend une nouvelle production de Lucia di Lammermoor, celle de Tatjana Gürbaca avec encore l’Edgardo de Benjamin Bernheim.