C’est médusé que l’on entre à pas feutrés dans la Grande halle de la Villette à la découverte de l’impressionnante scénographie de Sun & Sea, opéra-performance des lituaniennes Rugilė Barzdžiukaitė, Vaiva Grainytė et Lina Lapelytè. Après avoir fait le tour du monde, cette pièce, qui évoque la problématique du changement climatique et de l’écologie, à l’instar de la récente Cassandra à La Monnaie, fait enfin étape à Paris dans le cadre du festival d’Automne.
Sous les yeux ébahis du spectateur en surplomb se dresse, littéralement, une plage d’un réalisme saisissant, grouillant d’une multitude de vacanciers affairés dans un ballet réglé comme une horloge. Tout y est : le sable, les magazines, les livres, la crème solaire, le Rubik’s Cube… Quand certains lisent, d’autres bavardent, jouent au badminton ou encore à la balle avec leur chien et ce, dans la plus grande indifférence à l’égard du public qui les observe. De ce tableau mouvant à la partition incroyablement orchestrée se dégage de prime abord une sorte d’enchantement et de poésie. Il y a quelque chose d’émouvant dans cette vision à la fois naturaliste et paradoxalement irréelle, comme si cette bulle de vie suscitait en nous la nostalgie d’un paradis que l’on sait bientôt perdu, comme un vieux souvenir, un vieil album photos que l’on regarde les yeux mouillés. Et lentement, cet enchantement laisse place à une sorte d’inquiétude, un sentiment de fragilité que la vulnérabilité des corps presque dénudés nous raconte déjà. Ce bonheur-là ne serait-il pas pure illusion, cette beauté-là, une surface ? Le regard tout à l’heure observateur est maintenant voyeuriste et anatomique.
Les chanteurs, confondus dans cette multitude réifiée sous le regard de l’entomologiste que nous sommes devenus, sont les porte-voix du malaise de notre civilisation. Allongés sur leur serviette ou leur transat, l’air profondément serein, chacun d’entre eux campe une sorte d’archétype contemporain qui s’exprime sous forme de monologues entrecoupés de chœurs : l’égoïste qui voyage inlassablement aux quatre coins du monde dans une attitude de consommation féroce ou encore l’inquiet, vitupérant le comportement irresponsable des vacanciers pourrissant les plages de leurs déchets… La structure fragmentaire du discours dit toujours quelque chose du désastre du monde. Mais si le livret, cinglant et ironique, se garde bien de se faire moralisateur, il montre avec une extrême lucidité cette écart vertigineux, dans le monde d’aujourd’hui, entre la vocifération alarmiste et, en fin de compte, la complaisance et l’inaction.
Si le spectacle est présenté comme un « opéra-performance », la musique est en vérité empreinte d’influences diverses, sans doute en résonance avec l’universalisme du projet. On y retrouve le genre lyrique, bien sûr, mais aussi le jazz, la comédie musicale ou encore la variété, chaque genre étant associé à une voix et à un niveau de narration différent sur un motif musical pré-enregistré d’une durée d’environ quarante-cinq minutes, composé au synthétiseur et extrêmement minimaliste, pour ne pas dire simpliste. Le rythme, principalement ternaire, participe de la banalité du quotidien sur la plage – matin, midi, soir – et de l’insouciance terrible qui en émane : l’apparence que tout va bien ou l’ignorance que tout va mal. C’est avec une certaine déception que l’on constate l’absence de musiciens ou d’orchestre, même chambriste, comme si la musique était reléguée au second plan. Seuls les passages de chœur, pour la plupart a cappella, possèdent un vrai lyrisme et une beauté, à défaut de complexité.
Lion d’Or de la Biennale de Venise en 2019, l’opéra-performance Sun & Sea tient probablement davantage de la performance que de l’opéra. Il n’empêche, cette pièce nous donne à vivre une expérience totale, provocante et stimulante, en se saisissant d’une problématique incontournable de notre temps. Mais sans être culpabilisante. Jusqu’ici tout va bien.