C’était à Los Angeles, en 1989, aux côtés de Marilyn Horne : un océan esthétique, un continent philosophique séparait probablement cette première aventure des Tristan et des Siegfried façon Regietheater du Bayreuth des années 2000, mais Stephen Gould n’était pas de ceux que ces grands écarts effraient. C’est d’abord en tant que baryton que le natif de Virginie, fils d’une pianiste, étudie le chant, avant de débuter comme chanteur de comédie musicale. Aligner les représentations du Fantôme de l’Opéra a l’avantage de vous apprendre rigueur et endurance ; il saura s’en souvenir quand, à l’approche de la quarantaine, commencera sa vie de Heldentenor. Après avoir approfondi ce répertoire auprès du baryton John Fiorito, pilier du Metropolitan Opera des années 60, il ose un premier Florestan, dans le Fidelio de Beethoven, à Linz en 1999.
L’essai se transformera à maintes et maintes reprises. Dès 2004, les débuts à la Staatsoper de Vienne dans La ville morte de Korngold et au Festival de Bayreuth dans le Tannhäuser de Wagner installent l’imposante stature et la voix puissante de Stephen Gould sur les premières scènes du monde lyrique. Il ne les quittera plus, sachant se rendre indispensable dans un répertoire si souvent décrit comme inchantable. S’il cumule plus de 100 représentations à Vienne, qui le fait Kammersänger en 2015, et presque autant à Bayreuth, le succès l’attend aussi à Berlin, au Metropolitan Opera de New York, au Royal Opera House de Londres, à la Scala de Milan. Tannhäuser, Tristan, Siegfried qu’il enregistre deux fois sous la direction de Christian Thielemann, deviennent la sainte trinité de Stephen Gould : des rôles immenses que sa technique d’acier, sa stabilité incomparable, sa force de projection lui permettent de dominer sans effort apparent. En 2007, à l’occasion de ce qui fut son seul passage à l’Opéra de Paris, dans un Tannhäuser dirigé par Seiji Ozawa, nous l’avions interviewé à sa sortie de scène. Il était affable et enjoué, comme si les quatre heures de représentation qui venaient de s’écouler ne lui avaient causé aucune fatigue.
Avec de telles dispositions, on a vite fait de vous voir comme une force de la nature un peu à part, une sorte de culturiste du chant. On surnomme Stephen Gould « l’Iron Man de Bayreuth » pour souligner la dimension quasiment sportive de ses exploits vocaux, au risque d’en occulter les aspects plus artistiques. Pourtant, cet homme qui disait se ressourcer en écoutant du chant grégorien et des cantates de Bach ne cherchait pas à épater le public, mais à l’émouvoir par des approches toujours renouvelées et scrupuleusement réfléchies. Venu à Wagner par petits pas, comme Wolfgang Windgassen avant lui, il cultivait la clarté presque juvénile qui émanait de son timbre, et qu’il avait su préserver en dépit de l’élargissement de sa voix. Il s’en servait pour camper un Empereur délicat, dans La femme sans ombre de Richard Strauss, ou pour faire évoluer sa conception de Tannhäuser, clown triste plus bouleversant que jamais dans la récente production de Tobias Kratzer (Bayreuth, 2019). Il se montrait lucide sur l’évolution de son instrument pour mieux doser les incursions vers d’autres répertoires, cet Otello de Verdi ou ce Peter Grimes de Britten dont la violence contenue lui donnait l’occasion de montrer l’étendue de sa palette expressive. Sa décision d’annuler sa participation au Festival de Bayreuth cet été aurait pu être une preuve supplémentaire de ses scrupules d’artiste désireux de ne pas trahir des rôles qu’il avait tant de fois servis au plus haut niveau ; elle cachait une maladie incurable, qu’il révéla seulement ces dernières semaines, afin de ne pas entamer le moral du public et de ses collègues. Dans ce dernier communiqué, en décidant de prendre congé par un message de gratitude et de reconnaissance, c’est à pas de velours, une fois de plus, que le géant s’éloignait.