Hasard de programmation ou vrai regain d’intérêt pour une œuvre dont le livret fait penser à Anna Bolena créée trois ans auparavant, Beatrice di Tenda retrouve le chemin des théâtres. Souvent, un ou une interprète peut porter le retour à la scène d’une œuvre délaissée. Ici, force est de constater que tant pour le rôle-titre que pour les comprimari, nombre d’artistes viennent se frotter à ce Bellini aussi solide qu’exigeant. Après Bari en 2022 et avant l’Opéra de Paris (en Février avec Tamara Wilson) et celui de Gênes (en Mars avec Angela Meade), Naples présente l’affiche qui nous a semblé la plus idoine. Après Bilbao et le Théâtre des Champs Elysées, Giacomo Sagripanti et Jessica Pratt y poursuivent leur collaboration au service du Bel Canto.
Commençons par ce qui pèche : le chœur du San Carlo demeure sans chef et dans une version concertante où le nombre de répétitions a forcément été limité (« sans filage » nous a confié Giacomo Sagripanti), cela se sent rapidement. Le chœur masculin conserve, bon an mal an, sa cohésion à défaut de la puissance requise dans certaines des scènes qui le mobilisent. Ces dames ratent leur entrée et plusieurs départs ; elles présentent des voix dépareillées entre les pupitres, même si la prestation s’améliore au fil de la soirée. Gageons que ce passage à vide est temporaire et dû au contexte « managérial ».
L’orchestre du San Carlo a progressé en comparaison de la décennie passée, c’est indubitable. Pour autant, travailler une œuvre rare entre la saison lyrique et la préparation d’une tournée en Égypte (concert kaufmannien devant les Pyramides) s’avère une gageure qui n’aura pas tout à fait payé. La prestation reste solide, tout le monde arrive à bon port et les chanteurs ne seront jamais mis en difficulté. C’est surtout le chef que l’on voit ronger son frein. Ce spécialiste du Bel Canto ne peut déployer toute la palette et l’intelligence théâtrale qu’il connaît instinctivement. Peu de variation de tempo, notamment dans les finals de scène où les reprises de cabalette, peu de spatialisation ou de mise en avant des instruments solistes. C’est aussi à cela que l’on reconnaît les chefs de qualité : s’adapter aux circonstances et faire au mieux, alors que l’œuvre n’a subi aucune coupure. Au regard de ce que l’on peut entendre de banal dans un répertoire parfois méjugé dans sa dimension orchestrale, Giacomo Sagripanti fait plus qu’apporter sa pierre à l’édifice, il en fournit le fondement, même ébauché, sur lequel va s’épanouir une excellente distribution.
Difficile de juger des qualités de Sun Tianxuefei (Rizzardo) à qui n’échoit qu’une seule réplique. Li Danyang (Anichino) en revanche brille à chacune des siennes. Voix lumineuse, projection et volume conséquents, solide technique qu’un sens musical habite, on souhaite une belle suite de carrière à ce ténor qu’on aura plaisir à réentendre.
Alors même que toutes et tous effectuent des débuts de leur rôle, le quatuor principal vient tutoyer les cimes belcantistes. A commencer par Chiara Polese dont le timbre et la musicalité séduisent dès sa première cantilène en coulisses. Scènes et confrontations lui permettront de montrer une technique solide, un aigu aisé et un charisme qui doivent faire merveille sur des planches et en costume. Matthew Polenzani dispose actuellement de la voix idéale pour défendre Orombello, mi-agile mi-Pollione. Le phrasé de l’américain épouse la grammaire bellinienne, les moyens conséquents muris par les années complètent le portrait subtil que dessine le ténor. Il n’hésite pas à faire usage de la voix de tête dans les récitatifs pour montrer les failles et les doutes de ce personnage qui provoque la catastrophe sans le vouloir. Andrzej Filonczyk signe un concert de la maturité. Aux deux grandes scènes dans le plus pur style dévolu à ce répertoire, cabalette et chœur compris, il propose un métal mordoré serti dans une ligne élégante. L’ambitus confortable dont il dispose lui permet l’audace de notes tenues et de subtiles nuances. Jessica Pratt pouvait-elle espérer un méchant d’une telle qualité ? Le soprano australien fait un pas de plus dans ceux de sa plus illustre devancière. Si sa première scène la voit encore trop concentrée dans la démonstration technique, la suite du concert la trouve libérée. Dès lors cette technique superlative s’anime d’un génie théâtral qui rend intelligible une musique dont l’élégance cache parfois le dramatisme. Toutes les casent sont cochées : variations, extrapolations, trilles audacieux, nuances… Jessica Pratt électrise et grise tout en éclairant chacune des facettes de cette duchesse forte en caractère, trahie, déchue et finalement sacrifiée.