Les voyages ne formaient pas la jeunesse lorsque Georges Bizet, âgé de 24 ans, composa – en moins de trois mois ! – Les Pêcheurs de perles. C’est au théâtre que l’on explorait des contrées lointaines dont le nom était promesse d’évasion. Là, les décors, les costumes participaient au dépaysement, stimulé par une musique à l’exotisme fantasmé – il y a loin de la partition des Pêcheurs de perles au folklore sri-lankais.
Une nouvelle production toulousaine de l’opéra de Bizet, à l’affiche jusqu’au 8 octobre, rappelle cet état d’esprit originel, à rebours des entreprises de déconstruction devenues la règle aujourd’hui sur de nombreuses scènes. Dans un écrin de toiles peintes auquel un échafaudage de bambous apporte un semblant de relief, chatoient les couleurs saturées des saris brodés d’or. Leïla ondule en tunique indigo, Zurga fulmine en sarong jaune canari et Nourabad a emprunté sa trousse de maquillage au génie de la lampe d’Aladin. Danseur, chorégraphe, directeur du Centre chorégraphique national de Tours, Thomas Lebrun s’essaie à la mise en scène d’opéra sans jouer les forts-à-bras. Cette humilité est gage de respect d’une œuvre qu’il habille d’images, souvent kitch, parfois du plus bel effet – l’apparition de Leïla, telle Venus surgie des flots. Plus que l’homme de théâtre, le chorégraphe transparaît dans le recours fréquent aux ballets, classique et folklorique, pour animer le plateau. D’efficace, le procédé peut à la longue paraître lassant. Les enjeux dramatiques du livret, si minces soient-ils, se dissipent dans les vapeurs artificielles du mouvement.
© Mirco Magliocca
Mais Victorien Vanoosten installe dans la fosse une tension que seule relâche entre le premier et le deuxième acte l’insertion des cinq mouvements orchestrés de Jeux d’enfants, une Petite Suite composée par Bizet en 1871, huit ans après Les Pêcheurs de perles. La suppression de « Amitié sainte » dans le duo entre Nadir et Zurga au profit de la reprise du thème de la déesse, la substitution du duo par le trio à la fin de l’opéra sont d’inutiles infidélités à la partition, que l’on croyait abandonnées depuis le rétablissement de la version originale. A ces quelques réserves près, le bonheur est dans la fosse lorsque le chef enfle doucement dès le prélude les voiles orchestrales d’un esquif au long cours, sans trop accentuer les secousses fortissimo dont le jeune Bizet tend à abuser. Les artistes du chœur ajustent leur nuancier aux teintes vives de leurs tenues.
Dans une ville réputée pour son amour des voix, le bonheur est aussi sur scène, favorisé par une clarté de diction commune aux quatre solistes. Ce qui devrait être postulat de base s’avère trop souvent variable d’ajustement pour ne pas s’en réjouir. A-t-on connu Nourabad plus terrible que Jean-Fernand Setti, basse française dont la présence est à la mesure de la stature ? Et Nadir plus habile que Mathias Vidal, usant de ses fragilités pour déjouer les difficultés du rôle, et du falsettone pour atteindre la suavité attendue dans une romance rêveuse, à laquelle manque le contre-ut – apocryphe il est vrai. Sur la corde raide parfois, le ténor compense par l’énergie le défaut de lyrisme, apparent lorsque le style se fait plus italien. Anne-Catherine Gillet dépose comme une offrande sur l’autel de Leïla la pureté d’émission, la souplesse de la ligne, sinueuse dans l’invocation à Brahma, tendue dans « Me voilà seule », et son vibrato serré, ce léger grelot qui donne à la prêtresse hindoue un charme d’antan. L’évolution du personnage est assumée, des vocalises initiales d’inspiration belcantiste aux assauts dramatiques du duo avec Zurga. Et il faut un sacré tempérament pour ne pas capituler face à aux coups portés par Alexandre Duhamel. Le baryton a de la puissance à revendre, trop serait-on tenté d’écrire si le granit ne dissimulait d’opportunes failles, ces moments où l’armure tombe pour dévoiler sous la cuirasse de bronze un cœur battant. De Golaud – un de ses rôles fétiches – à Zurga, la filiation n’est pas évidente. Mais l’on entend tout ce que son chef des pêcheurs doit à la prosodie debussyste. Derrière l’éclat farouche d’une voix de plus en plus large, se manifeste l’attention portée au tracé de la phrase et à la valeur du mot. Cette force expressive fait de « L’orage s’est calmé », son air du troisième acte, le point d’acmé de la représentation, un de ces instants magiques où musique et théâtre communient dans la même ferveur. C’est alors que l’opéra est grand.