Le phénomène est trop rare pour ne pas s’en réjouir. Paris cette semaine a réglé son horloge musicale à l’heure du bel canto romantique. Après une Anna Bolena incendiaire lundi au Théâtre des Champs-Élysées, le programme de L’Instant Lyrique se focalisait mardi sur le primo ottocento.
Point commun entre les deux soirées : Karine Deshayes, Seymour enthousiasmante avenue Montaigne et encore plus stupéfiante Salle Gaveau. Karine, si vous nous lisez, quel est votre secret ? Comment parvenez-vous à conserver cette fraîcheur vocale, cette santé inaltérable, à enchaîner sans faillir les tours de chant – vous a-t-on jamais vu déclarer forfait ? Aligner Romeo, Elisabetta, Giovanna avec une facilité déconcertante, comme s’il s’agissait d’entonner « Au clair de la lune ». Dans Rossini surtout, en une réminiscence heureuse de votre été dernier à Pesaro, déployer un éventail de couleurs, une panoplie d’effets qui laissent pantois, tutoyer l’aigu, caresser le grave, dévaler la gamme d’un trait léger, enjamber les quintes et les sixtes, enfler, diminuer le son, glisser un trille à la manière d’un clin d’œil et finalement surprendre encore les plus familiers de vos auditeurs.
© Olivia Kahler
Pas bégueule avec ça, ni star, ni diva ; partenaire en or si on en juge à la complicité qui dans les duos s’établit avec Patrizia Ciofi, comme la veille avec Erwin Schrott et Marina Rebeka. Entente non seulement cordiale mais aussi musicale. Conjonction inattendue de deux timbres, l’un d’une rondeur accueillante, ambré, musqué et inébriant, l’autre moins facile à décrire car si original que tenter de le qualifier serait le déprécier. Patrizia Ciofi a toujours défié la critique. Ce voile sur la voix, présent aujourd’hui plus qu’hier, déjoue l’analyse. Ni chair, ni sang mais silhouette fantomatique qui bouleverse, tel le funambule sur la corde tendue dont on craint à chaque pas qu’il ne trébuche mais dont la fragilité est source inépuisable d’émotion. D’Anna Bolena à Gilda, en passant par Marie de La Fille du Régiment – « Il faut partir » déchiré, déchirant –, on est saisi, emporté, subjugué par la capacité expressive d’un soprano toujours capable d’atteindre les notes les plus hautes, sans concession à la justesse, sans truc, désarmant de sincérité. Comme Karine Deshayes mais pour des raisons différentes, une leçon de chant.
Quand un programme est aussi généreux, point n’est besoin d’exposer davantage. Un seul bis suffit pour conclure la soirée. Le duo de Lakmé, s’il s’éloigne des contrées fleuries du belcanto, n’en est pas moins enivrant, d’autant qu’Antoine Palloc sait, là comme précédemment, glisser entre les notes ou l’un de ces arpèges apparemment dénués de sens, le supplément d’âme sans lequel toute musique tourne à vide, fût-elle chantée par deux maitresses en la matière.