Dimanche 10 mai 2020. France Musique. Tribune des critiques de disque. Œuvre en lice : Le Poème de l’Amour et de la mer. L’écoute à l’aveugle joue en défaveur de la cinquième version proposée. Affection, maniérisme et même « présence dérangeante », grinchent les commentateurs. Pourtant, derrière le ressac somptueux de l’orchestre, s’instille un chant d’une sensibilité unique – une douceur, une émotion, une affliction – qui donne l’impression d’une compréhension intime de l’œuvre, comme si l’interprète avait abandonné son enveloppe terrestre sur le rivage impressionniste pour s’abimer dans les vers de Maurice Bouchor mis en musique par Ernest Chausson. La révélation du nom de la chanteuse laisse nos critiques confus : Victoria de los Ángeles.
Un modèle de style sur toutes les scènes, dans toutes les langues
Cet enregistrement du Poème de l’Amour et de la mer, dirigé par Jean-Pierre Jacquillat à la tête des Concerts Lamoureux, date de 1969. Victoria de los Ángeles – née à Barcelone le 1er novembre 1923 – est cette année-là Charlotte aux côtés d’Alfredo Kraus dans Werther à Madrid. Que le rôle soit traditionnellement dévolu à une tessiture plus grave ne l’embarrasse pas, elle qui a déjà enregistré Carmen à Paris en deux temps – juin 1958 et septembre 1959 – pour cause de de violents désaccords avec le chef d’orchestre, Thomas Beecham. Le velours du regard et le sourire de Madone dissimulent un tempérament affirmé.
Initiée avec Mimi à Barcelone en 1941, lancée à l’international en 1947 par un premier prix au Concours de Genève, la carrière de la soprano catalane bat son plein. Paris l’a accueillie en 1949 en Marguerite dans Faust de Gounod. Ce même rôle lui a servi de tremplin new-yorkais deux ans plus tard. Otello avec Mario del Monaco, Manon avec Giuseppe di Stefano, Martha avec Richard Tucker… : elle sera invitée au Metropolitan Opera sans interruption jusqu’en 1961.
1961 est aussi l’année de la création posthume en version de concert de L’Atlàntida de Manuel De Falla au Liceu, et d’Elisabeth dans Tannhäuser à Bayreuth. Victoria de los Ángeles est la première chanteuse espagnole invitée sur la colline sacrée (elle y retournera en 1962). Les deux autres « E » wagnériennes – Elsa et Eva – appartiennent à son répertoire. Allemand, français, italien, espagnol bien sûr : dans toutes les langues, son chant reste un modèle de style. Auparavant, elle a été applaudie à Milan, Salzbourg, Londres, Vienne et outre-Atlantique, à Mexico, Rio de Janeiro et Buenos-Aires, son théâtre de cœur. Le public argentin a pour elle les yeux de Chimène.
Ainsi se déroule sur les plus grandes scènes internationales le fil d’un parcours jalonné par plus de trente-cinq rôles, parmi lesquels figurent au premier rang Madame Butterfly et Mimi dans La Bohème. Mélisande, la mieux-aimée, ferme le ban en 1980 au Teatro de la Zarzuela à Madrid.
Humble servante de l’opéra
Une vingtaine de ces rôles ont été gravés en studio sur microsillon, de Rosina en 1952 sous la baguette de Tullio Serafin à Angelica dans Orlando furioso de Vivaldi, en 1977 quelques années avant le raz-de-marée baroque.
« Je suis très simple et très timide », disait Victoria de Los Angeles. Cette modestie transparait dans ses enregistrements. Non modestie vocale. Au contraire, la voix possède une chaleur, une présence évidente, une chair dans le médium qui – on l’a vu – autorise les incursions dans le répertoire de mezzo, une lumière dans l’aigu et sur scène, une puissance suffisante pour remplir une salle aussi grande que le Met. Mais modestie au sens de pudeur. Humble servante à l’opéra dévouée, Victoria de los Ángeles ne chante pas les jeunes filles en fleur, si l’on cherche une référence proustienne, mais les colombes poignardées – titre initialement envisagé pour A la Recherche du Temps perdu. Les « petites femmes » de Puccini semblent avoir été composées à son intention. « Vous avez vraiment la voix rêvée pour chanter Mimi. » lui écrit Elisabeth Schwarzkopf après l’avoir entendue dans La Bohème.
Butterfly (1954, Gavazzeni et 1960, Santini), Mimi (1956, Beecham) donc mais aussi Suor Angelica (en 1957 dirigé par Tullio Serafin avec la terrible Zia Principessa de Fedora Barbieri). Qui n’a pas entendu son « Senza Mamma » ne connait pas la voix des larmes.
En français, Antonia des Contes d’Hoffmann (Cluytens, 1964) condamnée dès une tourterelle elle aussi poignardée ; Marguerite dans Faust de Gounod (Cluytens, 1953), phrasée, respectueuse tant du style que de la ligne, et Manon (Monteux, 1955), coquette et fragile, loin devant Mélisande (Cluytens, 1956) à laquelle échappe une part du mystère debussyste.
Le catalogue Warner Classics exclut le répertoire germanique. Pourtant, quelle entrée fait Elisabeth dans Tannhäuser capté à Bayreuth en 1961 ; quelle grâce dans l’élan, quelle pureté dans l’émission et quelle ferveur, au 3e acte dans la prière. Et toujours, ce sanglot dans la voix auquel on ne peut rester insensible.
Dans cette galerie parcourue d’un pas rapide, à la place d’honneur, telle la Joconde dans la Salle des Etats, Salud sacrificielle est le mètre étalon auquel toute interprète de La vida breve (Frühbeck de Burgos, 1965) se voit désormais mesurée.
Ambassadrice de la mélodie
Mais observer l’art de Victoria de los Ángeles au seul prisme de l’opéra reviendrait à contempler un paysage d’un seul œil. Dès ses années de formation, la soprano espagnole considère la mélodie comme un mode d’expression artistique fondamental. Gerald Moore qui fut son partenaire privilégié jusqu’au fameux concert d’adieu du pianiste à Londres en 1967* ne disait-il pas « la dualité entre l’opéra et la mélodie devait être quelque chose de naturel chez un artiste qui se consacre à la musique à travers la voix ». Lied allemand – Schubert, Brahms… –, mélodie française – Chausson, Fauré, Debussy, Ravel… –, canciones espagnoles – Albéniz, Granados, De Falla, Monpou, Montsalvage, Rodrigo, Turina, Toldrà… – : là aussi, la chanteuse ne connait pas de frontières ; la styliste enjambe les siècles.
Avec José María Lamaña, fondateur de l’ensemble Ars Musicae, une sorte de Pygmalion rencontré au début des années 1940, Victoria de los Ángeles avait commencé d’explorer le répertoire ibérique, des sinueux Cantigas du XIIIe siècle aux rinceaux de la zarzuela. C’est en ambassadrice de la culture de son pays qu’elle se présente sur la scène comme au disque. Avait-on enregistré avant elle les chansons de Gabriel Mena (1470-1528) ou de Juan del Encina (1468-1528) ? Il fallait cette connaissance approfondie et intime de la musique espagnole pour donner à comprendre l’hommage rendu par Joaquin Turina à sa patrie dans les sept mélodies de Canto a Sevilla dirigées par Anatole Fistoulari en 1954. Et les cinq Canciones negras de Montsalvage, métissée par un chant aux couleurs de l’arc-en-ciel, sauvage et délicat !
Une fois ses adieux à l’opéra consommés en 1980, Victoria de los Ángeles continuera jusqu’en 1997 de se produire dans des récitals qu’elle aimait conclure par « Adios Granada » de Cases, s’accompagnant elle-même à la guitare. « Elle est celle qui a créé un idéal de ce que devrait être un chanteur d’opéra : une des personnes les plus simples, les plus gentilles et les plus sincères sur le plan personnel, avec une musicalité et une diction parfaites sur le plan musical » disait à son propos sa compatriote Montserrat Caballe. Hommage d’une très grande à une très grande.
* Enregistré live le 20 février 1967, ce concert (avec Elisabeth Schwarzkopf et Dietrich Fischer-Dieskau aux cotés de Victoria de los Ángeles et Gerald Moore) est inclus dans le coffret Warner Classics