Dix ans déjà que Patrice Chéreau a quitté ce monde. Et peut-être que ce que dit Dominique Blanc dans le documentaire consacré au metteur en scène en ce moment sur Arte.tv est vrai : plus jamais personne n’a dirigé de cette façon-là après lui. Chéreau s’approchait au plus près des acteurs et les emmenait quelque part. Pour nous qui n’avons pas eu la chance de le connaître de son vivant, le documentaire de Marion Stalens nous donne à voir un homme à ce point passionné de théâtre qu’il en a fait une véritable façon de vivre. Né d’un père peintre et d’une mère dessinatrice, Chéreau grandit en arpentant les salles du Louvre à la rencontre des tableaux de maître sous le regard exigeant de son père, et c’est très tôt qu’il ressent l’envie de fabriquer des spectacles, avec cette obsession de l’excellence mais aussi un militantisme certain, porté par Brecht et le Berliner Ensemble sans oublier Giorgio Strehler pour qui l’art avait le pouvoir de changer le monde. Lui aussi veut changer le monde. Et pour cela, il sait qu’il lui faut prendre le pouvoir. C’est ainsi qu’il dirigera des théâtres, révolutionnera la direction d’acteurs, au théâtre, au cinéma comme à l’opéra, travaillant sur les corps, cherchant à révéler la part sombre des hommes et la dimension politique des textes. Chéreau marquerait ainsi l’entrée dans l’ère du metteur en scène souverain. Mais qu’on ne s’y trompe pas. Cette prise de pouvoir-là n’a rien d’une volonté de devenir un officiel de la Cour. Rien non plus d’une volonté de dominer pour écraser les autres. Quand on lui propose l’Odéon, il choisit les Amandiers, au plus près des spectateurs qui ne sont pas habitués à aller au théâtre. Pour lui, le théâtre devait être nécessité sinon rien. : « Je me méfierai toujours de quelqu’un qui pense que c’est absolument naturel de faire du théâtre aujourd’hui. Ça n’a plus rien de naturel. Il faut que ça ait un sens, il faut qu’il y ait une sorte de rareté sublime qui fasse que ça vaille le coup. Il faut que les choses qui sont dites ne puissent être dites que par ce moyen-là. » L’exigence, toujours. La clairvoyance et cette probité qui l’encline à essayer de ne pas se mentir. Cet homme qui avait le goût du risque et cette soif de réinvention permanents était aussi en proie au doute. Engagé mais pas figé, il avançait continuellement : « Ce qui m’intéresse c’est de penser qu’un jour, j’y arriverai. » Patrice Chéreau nous manque, parce qu’en plus de fabriquer des spectacles, il fabriquait de la pensée. Et l’on a besoin aujourd’hui d’êtres qui fabriquent de la pensée comme lui.
Patrice Chéreau, irrésistiblement vivant, documentaire de Marion Stalens (Fr., 2023, 90 min). Sur Arte.tv, jusqu’au 30 décembre.