Il y a, dit-on, les artistes de scène, qui ont besoin des planches, du trac et du public pour donner toute leur mesure, et les musiciens de studio, attentifs à la perfection sonore, au fini du détail, à l’atteinte d’un résultat au plus proche de leur idéal. Et puis il y a Samuel Hasselhorn. Le jeune baryton allemand fait partie de ces rares chanteurs qui éblouissent tellement au disque que nous nous rendons à leurs concerts presque à reculons, retenus par la peur d’être déçus avant d’être saisis d’enthousiasme face à une maîtrise et une puissance d’interprétation que les planches renforcent encore quand nous craignions qu’elles les atténuent.
Car à la Salle Cortot, Hasselhorn livre une Belle Meunière aussi convaincante que l’enregistrement paru il y a peu, dont notre collègue Charles Sigel saluait il y a quelques jours l’exceptionnel degré d’aboutissement. Dès le premier Lied, le chanteur nous embarque dans un récit sans temps mort. Le piano subtil d’Ammiel Bushakevitz l’aide à oser des nuances, des ralentis et des accélérations, comme autant de creux et de bosses sur le chemin de notre meunier. Avec des interprètes plus immatures, tout cela pourrait déstructurer le discours, fragmenter le propos ou verser dans le narcissisme. Ici, le dosage subtil des effets, toujours mobilisés à bon escient pour éclairer le texte et faire respirer la musique, nous préservent du moindre faux pas. Mais c’est surtout l’enthousiasme communicatif des deux artistes qui donne sa cohérence à l’ensemble. Tout au long du cycle, c’est un personnage dans toute sa cohérence qui nous est présenté à travers la musique de Franz Schubert et les poèmes de Wilhelm Müller. Un jeune homme ardent, audacieux, assoiffé d’aventures et désireux de montrer sa valeur crève l’écran dans toutes les premières mélodies, et empoigne fièrement « Am Feierabend ». La voix, sombre, puissamment projetée, soutenue par un souffle généreux, se plie ensuite à des inflexions aussi spontanées qu’attendries, dans « Ungeduld » et dans « Tränenregen ». L’explosion de « Mein ! », comme il se doit, est trop euphorique pour être honnête, qui porte en elle les prémices des tourments à venir. Ces derniers ne tardent pas : l’enchaînement du « Jäger » et de « Eifersucht und Stolz », où tant de chanteurs cherchent à utiliser les allitérations pour déclencher un effet comique, montre une douleur rageuse et immense, qui se déploie comme un poison lent dans « Die liebe Farbe ». L’épilogue du cycle, dès lors, peut démarrer, dans une atmosphère de désolation fataliste qui ne se dissipera qu’avec les dernières mesures du « Baches Wiegenlied », et sous les ovations d’un public bouleversé.
Tout ce qui a été réalisé ce soir par Samuel Hasselhorn et Ammiel Bushakevitz est rare : une œuvre comme la Belle Meunière peut inhiber bien des artistes, coincés par le risque de la faute de goût ou de l’écart stylistique. Eux se promènent calmement sur la ligne de crête sans craindre le faux pas, sans rejeter ce que des mélodies si exquises peuvent receler de simples plaisirs sonores, sans laisser se dissiper une impression d’engagement et de sincérité qui nous ramènent aux meilleures heures d’un Hermann Prey ou d’un Bryn Terfel. Et leur odyssée schubertienne, chez Harmonia Mundi, ne s’arrêtera qu’en 2028, notamment après un Voyage d’Hiver où on a hâte de les suivre.