Naples et son Teatro di san Carlo accueillent à leur tour « Les trois reines ». Ce n’est que justice quand on songe qu’il s’agit là des protagonistes de trois opéras que Gaetano Donizetti a composés à Naples, alors qu’il était directeur artistique du San Carlo où, du reste, Roberto Devereux, l’une des trois pièces en question, a connu sa création en octobre 1837. Donizetti a composé quatre opéras mettant en scène les Tudor : Elisabetta al castello di Kenilworth (1829), Anna Bolena (1830) son premier succès durable, Maria Stuarda (1835) et donc Roberto Devereux. Concernant les trois derniers opéras, on parle volontiers de la trilogie Tudor, avec les reines Anna, Maria et l’Elisabetta I de Roberto Devereux.
C’est Riccardo Frizza qui amène à Naples ce concert-opéra déjà donné à l’Opéra de Chicago et au Liceu de Barcelone et qui fera l’objet d’une prochaine sortie discographique : « The Three Queens », double CD chez Pentatone.
L’exercice consiste à donner les ouvertures et les scènes finales de ces trois œuvres ; c’est à la fois passionnant et périlleux. Passionnant de réunir le temps d’une soirée trois des plus poignants personnages de l’œuvre de Donizetti, trois reines aux portes de la mort et qui vont crânement affronter leur sort.
Passionnant aussi, car Donizetti a concentré dans ces scènes finales l’essence à la fois tragique et dramatique de ces personnages de reines qui ne peuvent affronter leur destin qu’à travers le prisme d’une déformation de la réalité qu’elles ne peuvent affronter : c’est le déni, l’hallucination ou encore la folie. En transformant ainsi ces femmes en personnages hors du commun, Donizetti hisse également sa musique à son plus haut et trouve des accents qui ont contribué à faire de ces opéras des chefs-d’œuvre du bel canto.
Passionnant enfin de voir que les ressorts utilisés par Donizetti se laissent volontiers comparer. Les trois scènes sont introduites par un chœur mixte qui recontextualise les enjeux du drame se dénouant ; puis c’est l’arrivée de la reine qui, dans un état déjà second, laisse entrevoir la vanité de toute résistance à un destin déjà tracé ; un aria y suffit. Les principaux protagonistes refont alors une dernière et courte apparition, le temps de faire souffler l’héroïne, qui conclut dans un aria flamboyant accompagné dans les derniers accords du chœur éploré. Tout cela est parfaitement rôdé et, disons-le, parfaitement efficace.
Mais l’exercice n’est pas sans péril ; la mise bout à bout de ces trois scènes le temps d’une même soirée révèle leur profonde similitude et, par là-même, les secrets de fabrication en quelque sorte. Les trois reines en question sont totalement interchangeables, psychologiquement parlant et, oserions-nous, musicalement aussi. Leur caractérisation musicale ne va pas en effet jusqu’à leur confier une individualité remarquable. Nous sommes au début du XIXe siècle, Verdi n’a pas encore donné les chefs-d’œuvres qui vont transformer le paysage lyrique italien et Donizetti fait encore partie de ces compositeurs qui, sans dire qu’ils composent au kilomètre (encore que…), sont capables, une fois trouvé un filon, de l’exploiter jusqu’à la corde. Pour notre plus grand plaisir, ajouterons-nous pour sa défense.
Enfin l’immense difficulté tient, pour l’interprète des trois reines, dans l’éprouvant exercice de trois scènes finales interminables, dans lesquelles le compositeur a souvent réservé et concentré les plus folles difficultés techniques.
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Voilà en tout cas qui n’a pas effrayé Sondra Radvanovsky qui affrontait ce soir-là les trois rôles dans une salle conquise à l’avance. Entre deux représentations d’Aida, le plateau du San Carlo avait conservé un découpage horizontal sur deux niveaux : sur la passerelle supérieure, le chœur d’hommes, sur le plateau le chœur de femmes et les protagonistes. Une mise en espace sobre et de bon aloi. De beaux éclairages de fond de plateau, successivement rouge, vert puis bleu, Sondra Radvanovsky apparaissant pour les trois scènes, avec sa stature et sa classe coutumières, dans de magnifiques robes rouge, puis verte et enfin blanche.
Ce qui nous a immédiatement frappé, c’est sa capacité à être immédiatement et pleinement dans ses personnages. Pas de moment de flottement ou d’adaptation ; tout se passe comme si nous étions en réalité dans l’ultime scène d’un drame qui aurait connu deux ou trois heures de péripéties au préalable. La voix est pleine d’entrée, pleine de ce qui fait de toujours son incroyable force : une technique époustouflante, un souffle interminable, une capacité à se jouer des intervalles abyssaux et à les habiter dans les deux extrêmes. Grâce à des graves qui vous donnent la chair de poule ; quant aux aigus, qu’ils soient à pleine poitrine ou filés au rasoir, ils relèvent de la même maîtrise technique aujourd’hui sans grande concurrence dans ce répertoire. La gravité dans la voix, le poids dû à des rôles plus lourds que Radvanosky a pu porter, confère à ces rôles une épaisseur que nous aurions difficilement pu imaginer.
Excellents faire-valoir autour d’elle, Edoardo Milletti en Hervey puis Cecil, Antonio Di Matteo en Rochefort et Talbot, Giulio Pelligra en Percy et Roberto, Martina Belli en Smeton, Caterina Piva en Anna et Sara, Sergio Vitale en Guglielmo et Nottingham font le nécessaire pour constituer l’écrin dans lequel la reine va s’épanouir.
Riccardo Frizza, pour ce qui est de ce répertoire, est parfaitement dans son élément. Sa direction est intelligente, très attentive aux pupitres en fosse comme aux choristes sur les deux niveaux, ainsi qu’à l’héroïne sur scène. Les tempi sont justes, rendant parfaitement l’extraordinaire richesse de la palette de l’orchestre donizettien.