Siegfried est loin. Aucun héroïsme sous-jacent, nul oiseau-prophète. Et pourtant, on ne peut s’interdire de faire le parallèle, ne serait-ce qu’à travers la luxuriance du langage, commune aux deux ouvrages. Ce soir, la forêt, sombre, puissante, solidaire, souffrante, résignée, frémit, souveraine, avec son temps propre. Un animisme transcendant, dominant, juste, plus proche de nous que le Walhalla. Trois êtres perdus dans leur solitude. Une femme, malheureuse dans son mariage, pleure la destruction inexorable de la forêt qui l’abrite et à laquelle elle va appartenir. L’arrivée inopinée d’une étudiante va déclencher sa métamorphose. Le forestier, image de notre monde miné par la consommation et le lucre, perd son épouse. Lui et l’étudiante la recherchent… La forêt, solidaire, naïve et bienveillante, soumise et tenace jusqu’au mycélium des racines, se régénèrera : « écoutez ! La vie, pleine d’espoir, se forme dans les failles. Nos racines poussent en chantant, trouvent d’étranges fossiles : un arbre, un squelette et une hache ». Malgré une action réduite, jamais l’inattention ne guette, tant nous sommes captivés par cet univers sonore et visuel magique. L’homme et la nature, le temps, inexorable pour chacun, mais différent pour les êtres, la vie, l’amour, la mort, toutes les thématiques s’entrecroisent. Même si le sujet renvoie directement à l’actualité, il acquiert ici une dimension universelle, intemporelle. Créé il y a peu à Lille, Like Flesh a été suivi par Yannick Boussaert (Polyphonie sylvestre). Ce soir, Maxime Pascal dirige des musiciens de l’Orchestre national Montpellier Occitanie, les autres interprètes étant inchangés. Les voix sont amplifiées avec une grande intelligence. Rien ne permet de le percevoir, sinon les dispositifs discrets dont chacun est porteur. Helena Rasker (la Femme et l’Arbre) joue le rôle central, avec la richesse, la profondeur et la sensualité de son mezzo, de ses intonations et couleurs, de sa projection. Elle traduit à merveille son évolution, sa mutation jusqu’à adopter à la fin le langage des arbres. L’émotion est au rendez-vous, tout comme pour ses partenaires. La jeune étudiante, Juliette Allen, éprise de la nature et de la femme, conduit son chant avec maestria, des aigus aisés, des chuchotements à la limite de l’audible. Le baryton William Dazeley campe un forestier plus près de sa hache que de ses semblables, rude, borné à son action. Son propos, toujours juste, est servi par un timbre chaleureux, par une projection qui lui confère l’autorité et la puissance, mais où la souffrance est perceptible. Il faudrait mentionner chacun des six chanteurs dont le chœur donne vie à la forêt, tant la qualité en est appréciable. L’ensemble est une réussite absolue.
Like Flesh © Simon Gosselin
L’Apollon et Daphé de Pollaiuolo, petit par la taille du tableau (20 x 30 cm), grand par son sujet (Ovide, les Métamorphoses) et par sa maîtrise, s’offre au spectateur dans un oculus ouvragé qui renvoie à l’art ancien. La nymphe s’y métamorphose en laurier pour se soustraire à la convoitise du dieu. La femme de l’histoire qui nous est contée échappera ainsi au forestier, par le truchement d’une étudiante. Dès les premières images de transformation du tableau projeté, dont le feuillage s’anime au souffle du vent, et dont la figure en mouvement s’altère, nous sommes plongés dans un monde onirique. Au travers d’une merveilleuse polyphonie, les six solistes qui chantent la forêt nous renvoient aux prologues des ouvrages lyriques anciens. Le langage musical est résolument de notre temps, mobilisant tous les savoirs, tous les moyens, dans une fusion magistrale. La poésie du livret, concis, imagé, parle à chacun, comme le recours à un fascinant traitement de l’image. Le thème de la métamorphose a suscité bien des créations lyriques, la dernière en date étant celle de Brice Pauset, fondée sur Kafka, (La force des châtiments). Autre rapprochement, moins incongru qu’il y paraît : La Hulotte, « le journal le plus lu dans les terriers », par la qualité exceptionnelle du travail de son créateur, par son exigence, par sa volonté d’être accessible à tous, sans concession, par son humour, a communiqué à des générations sa soif de connaissance et son amour de la nature. Pour l’art lyrique et dans le champ poétique, Like flesh relève de la même démarche, exigeante, séduisante et efficace. Même si le passionné d’opéra y trouve émotion et jouissance renouvelées, le spectacle s’adresse au plus large public, initié ou profane, jeune comme âgé.
L’ouvrage va au-delà d’une collaboration étroite entre ses créatrices : l’osmose est aboutie entre texte, son et image, sans jamais le moindre pléonasme, pour autoriser une expression forte, lyrique. Un univers poétique, musical et visuel, original où chacun est invité. Les correspondances sont d’une force inaccoutumée, comme si un unique créateur avait conçu la totalité des composantes de l’œuvre. Le moindre détail atteste l’aboutissement du projet. Ainsi les mains qui s’enlacent, rhizomes qui se développent, projetées en fond de scène lorsque la femme et l’étudiante vont entamer la métamorphose.
Alexandre Jamar consacrait ici même un podcast où Sivan Eldar, la compositrice, explicitait la démarche adoptée pour son premier opéra. Trois femmes, israélienne, britannique et italienne ont associé leurs talents. Cordelia Lynn signe le livret et Silvia Costa la mise en scène et les décors. Trois hommes y ont collaboré : Augustin Muller, et sa réalisation de l’IRCAM, Francesco D’Abbraccio en charge de la vidéo, et Maxime Pascal, qui en assume la direction. Spécialiste de musique de notre temps, attentif à chacun, aux équilibres, il impose sa marque à Like flesh. Qu’il s’agisse de tapis sonore renouvelé, d’explosions telluriques, de chant monodique ou polyphonique, de clusters, c’est un bonheur constant. Le langage renvoie à tout le patrimoine comme à la création contemporaine. La voix évolue du parlé au sprechgesang, de la monodie traditionnelle au chant lyrique ou à la polyphonie, avec le même bonheur. Le travail musical associe tous les moyens, acoustiques comme de synthèse. En fosse, à peine plus de dix instrumentistes, avec des claviers et des percussions qui occupent la moitié de l’espace, en salle, 51 haut-parleurs en constellation, discrètement placés, y compris dans le public, diffusent des messages différents selon la source, et participent à l’immersion de chacun dans cette histoire.
Les trois oculi du fond de scène et des parois latérales permettent à une vidéo inventive à souhait, jamais invasive, de contribuer aux climats générés par le livret et la musique. Le jeu sur les corps, qui composent les belles figures qu’appelle le livret, est un modèle de chorégraphie et de direction d’acteurs.
L’obscurité quasi constante de l’espace scénique, malgré les belles lumières d’Andrea Sanson, ne permet pas de discerner le raffinement des costumes des protagonistes : ce n’est que lors des saluts que l’on mesure le soin mis par Laura Dondoli pour donner à chacun la parure la plus appropriée. Peut-être l’opéra aurait-il gagné à s’achever sur la dernière intervention – moralité – de la forêt ? Nous étions nombreux à retenir nos applaudissements à ce moment.
L’abondant public, conquis, n’a pas ménagé pas sa satisfaction au terme d’un spectacle dense, pleinement abouti, d’une heure et demi. Notre reconnaissance va non seulement aux artisans de cette réalisation appelée à faire date, mais aussi aux courageux commanditaires de l’œuvre : l’IRCAM, les opéras de Lille, de Montpellier, de Nancy et d’Anvers (où Like flesh n’a pas encore été donné).