A Pâques, les Passions, Le Messie à Noël…si telle n’était pas la règle aux siècles passés, elle semble s’imposer durablement, tant dans les salles de concert qu’aux rayons des disquaires. Ainsi, portée par John Nelson, avec une distribution de très haut vol, sort une nouvelle lecture de l’oratorio le plus joué et le plus enregistré de l’histoire. Des effectifs réduits, du moins à l’origine, un chœur (1) qui ne se dédoublera jamais, hautbois et bassons confinés dans les doublures, ni cors (ajoutés en 1750), ni flûtes, ni trombones que Mozart adjoindra, l’écriture en était destinée au plus grand nombre de formations et de solistes, et la réussite aura dépassé tous les espoirs que le compositeur pouvait nourrir. On croyait naïvement avoir tout entendu, ou presque, en matière de Messie : de la piété liturgique à l’opéra, de l’intime au grandiose voire au grandiloquent, mobilisant les forces les plus diverses dans leur effectif comme dans leur nature et leur style. La surprise est totale. Avant l’écoute, la seule véritable question résidait dans l’approche que le plus éminent des berlioziens nous réservait, d’autant qu’il ne retient pas l’orchestration enrichie de Mozart. Entre les trois versions (1741, 1743 et 1750), John Nelson fait l’heureux choix de retenir les arias ou duos les plus appropriés au texte, les plus aboutis. Mais, comme l’ont pratiqué nombre de ses prédécesseurs, l’enregistrement nous gratifie simultanément d’un bonus de 8 pistes d’arias alternatives.
Le grave qui ouvre l’oratorio interroge, à rebours de nos habitudes, tant par son tempo, très retenu que par son articulation qui estompe les rebonds des valeurs pointées (que nombre de baroqueux surpointent). C’est rond, avec des cordes pleines, soyeuses alors que la verdeur incisive était la règle. Autre pièce purement instrumentale, la Pifa, qui introduit les bergers de la Nativité, dont la douceur, la sérénité radieuse nous font oublier les versions folklorisantes. L’art du legato, et d’une articulation soignée, élégante, légère comme vigoureuse, sera une des constantes de cette lecture. The English Concert, l’un des plus familiers serviteurs de Haendel, dont Harry Bicket a cédé la direction à John Nelson, connaît son jeu à l’égal des formations les plus aguerries. La dynamique, pour être de nature différente, n’est pas moins grande ni constante que dans les versions les plus audacieuses. Pouvait-on espérer mieux ? Semblant faire fi des très abondantes lectures les plus récentes, John Nelson casse les codes, pour revenir au texte biblique, à son sens littéral comme profond, et à son illustration humble et géniale par le Saxon cosmopolite. En accord avec la sobriété de l’orchestration, le continuo, réservé à trois musiciens, se montre d’une sagesse et d’une discrétion exemplaires, propres à valoriser les voix solistes. Jamais le trait n’est forcé, qu’il s’agisse d’une harmonie tourmentée ou d’accents rythmiques. Les lignes vocales sont agrémentées d’ornements avec retenue et naturel.
Quitte à nous répéter, nous trouvons ici la traduction la plus juste, la plus sincère du texte biblique utilisé par Jennens, le librettiste. Avec le respect scrupuleux des climats, tout en découle, naturel et simple : l’expression méditative, fréquente, le charme pastoral, la douleur (la flagellation…), l’exaltation et la joie. Chœurs et récitatifs accompagnés sont plus nombreux que dans la plupart des autres oratorios de Haendel (2). A-t-on jamais écouté formation plus homogène, plus équilibrée, plus ductile et agile que celle de l’enregistrement ? Un chœur éloquent qui rende davantage justice au contrepoint lumineux comme aux passages verticaux ? Il est permis d’en douter. Celui qui ouvre la deuxième partie, « Behold the Lamb of God », est chanté très lié, non sans gravité, rompant avec une pratique baroque qui privilégie la rythmique au texte. Les amateurs d’ « Hallelujah » tonitruant en seront pour leurs frais. Ici, la jubilation garde sa fraîcheur, sa spontanéité, sa magnificence, sans tomber dans la caricature.
Au duo pour alto et ténor « O death, where is thy sting », le chef a choisi d’ajouter les variantes des numéros 18 (18a) et 36 (36b), pour alto et soprano. L’air pastoral « He shall feed his flock » gomme toute rusticité. Pratiquement, chaque soliste, en plus des récitatifs et accompagnati, chante trois airs. La vision imposée par la direction, partagée par chacun, nous vaut une approche cohérente, d’une harmonie rare. L’aisance constante du chant, qui se joue avec naturel des traits, des changements de registre, leur est commune. L’expression du texte, toujours intelligible, et la fidélité à la musique suffisent. Lucy Crowe avait déjà gravé l’ouvrage avec Emmanuelle Haïm (2014), dans une toute autre optique. La fraîcheur juvénile des aigus, la pureté d’émission sont toujours là, comme la légèreté, la maturité et l’aisance technique en plus. Le « Rejoice » nous réjouit pleinement, et les autres airs ne démentiront pas ses qualités. Le contre-ténor Alex Potter, dont les qualités sont connues, nous vaut une flagellation émouvante, sans pour autant solliciter outre mesure le texte musical. Le « He was desprised », qui ouvre la seconde partie, constitue un sommet de la partition, comme du concert. Après « Ev’ry valley », magistral, il faudra attendre le milieu de la seconde partie pour retrouver Michael Spyres, décidément rompu aux emplois les plus larges. Ses accompagnati, tour à tour dramatiques, puis relevant de la confidence, avant son aria « But Thou didst not leave His soul in hell » relèvent d’un art consommé. Le « Thou shalt break them with a rod » vaillant, sinon féroce, nous ravit. Enfin Matthew Brook, dans son élément, nous vaut un « Why do the nations » rageur, avant son réjouissant « The trumpet shall sound », concertant avec la trompette. Ici encore, l’aisance prévaut, servie par des moyens hors du commun.
La notice, claire, bien documentée, reproduit intégralement le texte chanté, dont on trouve les traductions grâce à un QR code. Fait peu courant et apprécié, l’éditeur a jugé bon de joindre le DVD de l’enregistrement public aux deux CD, réalisant la prouesse technique d’y réaliser l’intégrale et les airs alternatifs. A acquérir sans réserve, quel que puisse être le nombre de galettes déjà accumulées.
Loin d’une célébration, mais tout autant de l’opéra, une vision dépouillée, inaccoutumée, décapante, tendue comme méditative, servie par des interprètes de très haut vol, pleinement engagés pour une émotion renouvelée, dans la simplicité et la ferveur. Une version appelée à marquer la discographie par son naturel, sa perfection formelle, par le choix d’une esthétique qui tranche avec nos habitudes, et par sa sincérité.
(1) Vingt choristes à la création londonienne de 1743. (2) Seuls Israel in Egypt et Samson en sont aussi riches