Cette première incursion plutôt ratée dans la mise en scène d’opéra de Susanne Kennedy ne nuit pourtant pas à la beauté de Einstein on the Beach, l’anti-opéra glassien, trop rare, toujours attendu avec impatience.
Certes s’attaquer à l’œuvre conçue par Philip Glass et Bob Wilson n’est pas une mince affaire. Que faire de cet ouvrage hors norme de 5h30 (ramenée ici à 3h30) mettant en scène la représentation énigmatique de moments de notre modernité industrielle : de l’invention du train au XIXe siècle à celle du vaisseau spatial, sous l’égide du génie Einstein ? Se concluant par un dialogue amoureux entre un homme et une femme après une explosion nucléaire, l’opéra était bien le miroir des angoisses de sa génération.
Qu’en est-il pour la nôtre ?
Gloubiboulga métaphysico-New Age ? Messe hippie disait une dame derrière moi : bien vu ! La proposition de la metteuse en scène allemande flanquée du plasticien Markus Selg nous offre une cérémonie liturgique (ce qu’est bien l’opéra) mais dans un vrai bazar où on trouvera pêle-mêle préoccupations existentielles des Millennials (tout commence dans un monde écologiquement dévasté après une catastrophe), et conception naïve et datée d’une ère post apocalyptique? Ces hantises écolo- mystiques semblent curieusement déjà démodées. En cause des choix esthétiques peu pertinents (quelque part entre Mad Max et La Planète Sauvage de René Laloux) d’une grande laideur visuelle sous lumières criardes. Bref on est loin de la radicalité originale de l’œuvre dans la vision de Bob Wilson il y a près de cinquante ans.
Nous aurons donc à faire présentement à une églogue située à l’ère post-apocalyptique de l’anthropocène. Une scène tournante présente une gigantesque roue, morceau d’épave d’un vaisseau spatial (mais train, building, salle de procès et prison présents dans la version originale du livret ont eux disparu ou sont évoqués seulement de façon sonore). Notons d’ailleurs l’impressionnant et superbe travail sur le son proposé dans ce spectacle.
Le connaisseur du livret original, réécrit par Susanne Kennedy, cherchera en vain Einstein. Le violoniste, une des figures du physicien et pivot de l’opéra, est désormais une très jeune femme au crâne rasé. Comme elle, les autres, chanteurs ou performeurs, appartiennent à une communauté vaguement hippie ou new age coincée dans un désert peu accueillant. Un temple (également très laid) côtoie une petite grotte (où s’allongent alternativement des membres de cette société primitive pour on ne sait quel rituel bizarre). On erre parmi des rochers épars taggés, dans une ambiance générale possiblement hindoue.
Des arbustes rabougris et des bidons d’eau suggèrent un monde en manque d’eau où survit une humanité réduite à une vie préhistorique (avec chèvres sur scène et autres signes du même tonneau) mais le curieux verra aussi des objets, des figures et des incrustations qu’on nous affirme cybernétiques, envahissant le décor.
Les vidéos encadrant en hauteur le plateau, pour évoquer une nature en crise, font penser pour le meilleur aux films écologiques (aux musiques composées par Philip Glass) de la trilogie des Qatsi (Naqoyqatsi, Powaqqatsi, Koyaanisqatsi de Godfrey Reggio), et pour le pire parfois à d’horribles tapisseries de grands-mères. Le tapis qui délimite la scène aux motifs d’ossements comme les images anamorphiques projetées sont également affreux.
Ce ratage visuel et conceptuel présente tout de même de belles idées et surtout une admirable équipe d’artistes très investis. L’idée de faire circuler le public à l’intérieur même du dispositif scénique est heureuse. Comme toujours depuis sa création à Avignon, il est possible d’entrer et de sortir en toute liberté durant le spectacle. Les performeurs discrètement appareillés circulent parmi les spectateurs égrenant leur discours fascinant fait de nombres et de noms de notes. De micro-événements et d’imperceptibles changements sur la scène tournante suggèrent le passage du temps.
Le choeur du Basler Madrigalisten, les solistes, admirables, comme les musiciens (sur instruments amplifiés) de l’Ensemble Phoenix Basel rendent justice à cette partition des plus énigmatiques, aux schémas rythmiques et dynamiques répétitifs infusant une structure harmonique qui se déploie ou se contracte selon les scènes et événements. La matière musicale pensée en termes de séries se développe en d’infinies combinaisons, censément faire entrer le spectateur en transe hypnotique. Mais sous ces lumières flashy rose, verte, violette, et autres, la magie attendue n’opère pas. Si la mythologie de notre temps nourrie par la peur de l’atome et la conquête de l’espace selon Philip Glass et Bob Wilson avait stupéfié en son temps, cette nouvelle version psychédélique plus proche de l’installation conceptuelle que du spectacle sacré voulu par ses auteurs ne nous convainc guère malgré tout le talent des artistes. À vérifier jusqu’au 26 novembre à la Grande Halle de la Villette.