Dépouillée de ses perruques poudrées et de ses jabots de dentelle, l’efficacité dramatique d’Adriana Lecouvreur ne se dément pas. Paris après Lyon accueillait hier en version de concert le seul opéra de Cilea resté au répertoire. A l’inverse de l’auditorium Maurice-Ravel deux jours auparavant, l’acoustique du Théâtre des Champs Elysées évite aux voix de lutter contre le flot tumultueux d’un orchestre ivre de timbres et de couleurs. Au contraire, l’équilibre prévaut y compris lorsque la musique touche à l’un de ses nombreux paroxysmes dans une soif de lyrisme que rien ne semble pouvoir étancher. Cet élan qu’impulse la direction de Daniele Rustioni n’est pas une bourrasque, un vent violent qui balaierait sur son passage les subtilités de l’orchestration mais une respiration théâtrale, attentive aux détails comme aux nuances – le frémissement impalpable des dernières mesures est un de ces instants dont on emporte en sortant de la salle le souvenir ému.
L’Orchestre de l’Opéra national de Lyon n’a rien à envier aux meilleures phalanges internationales. Bien que moins mis en valeur par la partition, les chœurs témoignent aussi de l’excellence des forces musicales lyonnaises.
Daniele Rustioni © DR
Si nous partageons l’avis de notre confrère Charles Sigel sur l’excellence de la distribution, sans maillon faible, où chaque chanteur justement caractérisé trouve son exacte place vocale, quelques pondérations s’imposent, dictées par le principe du spectacle vivant qui veut qu’aucune soirée ne soit strictement identique – et par la subjectivité des avis sur un art qui est tout sauf une science mathématique.
Ainsi Tamara Wilson en Adriana nous est apparue moins belcantiste que tragédienne, moins large d’effets que d’intentions, la voix non drapée dans une étoffe de velours comme bon nombre de prédécesseures mais sanglée d’acier, tranchante, vaillamment projetée, le souffle contrôlé, l’émission haute, le chant irisé d’une riche palette de teintes et animé des multiples inflexions qui nous ont fait préférer l’intelligence de sa conversation en musique à l’ardeur métallique de ses élans lyriques, le monologue de Phèdre déclamé sans emphase à l’accablement mesuré de « Poveri Fiori » – acclamé par le public parisien comme la plupart des airs de la partition.
Misha Kiria est un Michonnet d’une inhabituelle vigueur, loin des chanteurs en fin de parcours qui trouvent dans le vieil ami transi matière à compenser par des talents d’acteur leur inévitable déclin vocal. A défaut d’illusion comique, la désillusion amoureuse n’en est que plus crédible. Les barbons figurent aujourd’hui en bonne place dans le répertoire du baryton géorgien, mais ce sont les rôles héroïques auxquels cette voix puissante et timbrée semble aspirer : Gérard dans Andrea Chénier et au-delà Scarpia dont elle possède déjà le nuancier expressif.
Encore auréolé de son récent Calaf à la Bastille, Brian Jagde confirme son lirico spinto coulé d’une seule pièce dans un medium sombre, d’une même intensité sur toute la longueur, d’une même égalité aussi, probe, vaillant, solide, au détriment des failles que devrait parfois laisser entrevoir Maurizo (« L’anima stanca »), inoxydable à la manière d’un Mario del Monaco auquel sa carrure vocale fait songer.
Clémentine Margaine dessine à l’encre pourpre une princesse volcanique et vénéneuse, jouant des écarts de registre pour fulminer contre sa rivale, et le tandem formé par Bouillon et Chazeuil fonctionne une fois les rapports de volumes rééquilibrés, la basse bourrue de Maurizio Muraro ayant tendance à prendre l’avantage sur le ténor élégant de Robert Lewis.
Les quatre comédiens nous ont paru plus en retrait, peut-être en raison de leur placement sur scène, à l’écart côté cour.
Diffusion sur France Musique le samedi 10 janvier 2024 à 20h avant la reprise de la mise en scène de de David McVicar à l’Opéra national de Paris à compter du 16 janvier, avec Anna Netrebko dans le rôle-titre.