C’est l’embarras du choix. Étonnante, la pléthore de versions en vidéo de L’Incoronazione di Poppea, soit en DVD, soit sur le Net. De la version antédiluvienne d’Aix-en-Provence en 1961 (avec Jane Rhodes en Poppée, Teresa Berganza en Octavie et… Robert Massard en Néron) jusqu’à celle-ci, créée à Aix en 2022 sous la direction de Leonardo García Alarcón, c’est toute l’histoire récente de l’opéra baroque qui se donne à lire.
Avec évidemment le repère essentiel de la résurrection Harnoncourt/Ponnelle (avec Rachel Yakar et Eric Tappy), ou l’incroyable version de 1978 au Palais Garnier (Gwyneth Jones et Jon Vickers avec l’Ottavia de Christa Ludwig et le Seneca de Nicolai Ghiaurov !)
Et, plus près de nous, Minkowski/Grüber (Delunsch et Von Otter), Jacobs/McVicar (avec Patrizia Ciofi et Anna Caterina Antonacci) jusqu’à celles d’aujourd’hui : Christie/Pizzi (Danielle de Niese et Philippe Jaroussky) ou Savall/Bieito (avec Julie Fuchs et David Hansen).
Quelle est la vérité de l’œuvre ? Plus on avance, plus répondre à cette question semble difficile. En tout cas, c’est dans ce paysage multiple que vient s’inscrire la lecture de García Alarcón, remarquable à beaucoup de points de vue. La vidéo convient d’ailleurs particulièrement bien à cette conception de l’opéra de Monteverdi, fondée sur la sincérité du jeu d’acteurs, sur la proximité et la sensualité des corps, à son côté less is more…
Leonardo García Alarcón dans son texte de présentation suggère l’hypothèse que cet opéra d’une audace folle (d’où son omniprésence aujourd’hui) serait une œuvre d’atelier : le maître Monteverdi s’en serait réservé certaines parties, les plus madrigalesques, tout en confiant d’autres morceaux à ses disciples ou suiveurs, les Cavalli, Sacrati et autre Ferrari. Après tout, à la même époque Rubens confiait bien certaines tâches à Snyders, van Dyck ou Jordaens…
Un atelier théâtral
Cet atelier musical supposé trouve son homologue dans la mise en scène de Ted Huffman, qui prend l’aspect d’un atelier théâtral. Comme au cours d’une répétition, les acteurs-chanteurs se tiennent au fond et sur les côtés de la scène. Sur des portants sont suspendus des costumes. Une petite table de maquillage au lointain côté cour servira pour les changements de perruque du chanteur tenant à la fois les rôles d’Arnalta et de la nourrice. De petites tables du plus pur style restaurant d’entreprise deviendront celle du repas de Néron (et des aguicheries post-prandiales de Poppée), etc. Costumes passe-partout, smoking scintillant pour l’empereur, peignoir en dentelle pour sa maîtresse, chignon banane serré et jupe étroite pour la malheureuse Octavie, etc. Le décor se réduit à un tuyau, genre canalisation, suspendu par un filin au-dessus des personnages et soumis à un mouvement de rotation intermittent (symbolique sans doute de quelque chose, le fatum peut-être ?) Le spectacle se présentant comme une esquisse, une proposition, une suggestion, un work in progress.
Cette production relativement légère a été créée au théâtre du Jeu de Paume à Aix (2022), puis redonnée à l’Opéra Royal de Versailles, elle sera reprise bientôt ici ou là. À chaque fois certains rôles changent d’interprète. Ainsi, cet objet parfaitement édité (DVD + BluRay + livret quadrilingue) fixe-t-il, dans une qualité d’image et de son idéale, une distribution, celle de Versailles, qui semble elle aussi idéale dans la conception de Leonardo García Alarcón et Ted Huffman.
Tour à tour, les chanteurs quittent leur siège ou la vaste banquette du fond pour venir au centre du plateau. Et les caméras se focalisent sur eux, sur leurs regards, même si, en contrebande, on peut apercevoir ceux qui sont en stand by, certains restant dans leur personnage (on surprendra Néron et Poppée se tenant par la main et Sénèque feuilletant un livre), quand d’autres ont plutôt l’air d’attendre le bus.
Le grain de la peau et le grain de la voix
Contraste évidemment entre les riches colonnes en faux marbre du théâtre de Jacques-Ange Gabriel et le côté cheap du non-décor… Est-ce à dire que cette version est austère ? Au contraire. L’érotisme musical d’une partition qui ne parle que de désir, de sensualité, de perversion, a pour symétrique l’érotisme des corps, la caméra s’attardant sur le torse sexy de Jake Arditti ou sur le corps parfait d’Elsa Benoit, traversant la scène en body. Tout est à fleur de peau, les caresses sont explicites, on s’embrasse à pleine bouche, Néron et Poppée mais aussi tout à l’heure Néron et son favori Lucano – « Bocca, che m’inibria il cor di nettare divino » chanteront-ils avant de s’éclipser en coulisses avec Poppée pour quelques jeux érotiques qu’on imaginera…
Délicates balances
Le casting, en bonne partie renouvelé depuis la création aixoise, a de toute évidence largement gagné en maturité, notamment côté féminin.
Elsa Benoit, très belle Poppea, ne surjoue pas l’ambition ou la corruption. D’autant plus ensorcelante et dangereuse qu’elle dissimule ses calculs derrière l’apparente sincérité de son amour pour l’empereur. Parfaite physiquement, la sculpturale Elsa Benoit l’est aussi musicalement. L’opulence de la voix, sa souplesse sensuelle, sa chaleur, son homogénéité sur toute la longueur, avec des aigus brillants, tout cela apparaît dès le premier duo et son « Non partir, signor, deh non partire ». Les deux personnages se quittent, se reprennent, s’habillent, se déshabillent et le mouvement musical est à l’avenant, tout en tensions et en relâchement. Cette versatilité, typique de la sensibilité musicale de Leonardo García Alarcón, alternant effusion lyrique et swing, animera tout le spectacle – à l’évidence partagée par Ted Huffmann.
La voix de Jake Arditti n’a peut-être pas l’ampleur, la richesse de timbre ou la volupté de certains de ses collègues contre-ténors, mais elle a du nerf, un je ne sais quoi d’électrique et de vert, une certaine fragilité dans le registre supérieur qui contribuent à suggérer l’immaturité du personnage, sa cyclothymie, bref son hystérie puisqu’aussi bien cet opéra semble vouloir répertorier toutes les formes de l’hystérie.
Cette dissymétrie des deux voix du couple de protagonistes, ce déséquilibre, qui contraste avec leur évidente proximité charnelle, est évidemment tout à fait intéressante du point de vue dramaturgique.
Teatro in musica
Autre voix féminine de tout premier plan et faisant pendant à celle de Poppea, l’Ottavia superbe d’Ambroisine Bré. Son monologue « Disprezzata regina », archétype de recitar cantando, devient une page tragique, puissamment articulée, appuyée sur des graves solides, ne craignant pas de recourir au parlato, émaillée de silences introspectifs (et bien sûr le continuo respire avec elle et ne la quitte pas). La voix est d’une maturité, d’une richesse de couleurs, d’une impétuosité dramatique impressionnantes. Comme sa manière d’imposer le tempo, le tactus, la solitude, le pathétique, le désespoir du personnage.
Le rôle d’Ottavia est un peu sacrifié par les auteurs, mais, en compensation peut-être, ils lui offrent un sublime air d’adieu, dont on peut être sûr qu’il est de la plume de Monteverdi. Qui d’autre que lui pour en découper les syllabes comme pour suggérer des sanglots : « A-a-a-ddio Roma. A-a-a-ddio patria »… Ambroisine Bré y est à nouveau bouleversante. Le crescendo vocal y est savamment conduit, mais davantage encore le crescendo pathétique. Remarquable son art de mêler un grand lyrisme très tenu et une manière d’expressionnisme douloureux, et de resserrer brusquement la focale vers le plus confidentiel, avant d’aller jusqu’au dernier Addio, à nouveau parlato.
Mélismes
Le contre-ténor gallois Iestyn Davies dessine un Ottone vaincu d’avance d’une voix profondément mélancolique. Spécialiste du rôle qu’il chante depuis longtemps (il chante par ailleurs aussi l’Ottone de l’Agrippina d’Haendel), il en domine avec virtuosité toutes les coloratures et les mélismes. Son aubade, « Apri un balcon Poppea » (la première de l’histoire de l’opéra), appuyée sur le riche continuo de la Cappella Mediterranea) se nourrit de l’émotion d’un timbre qui semble suggérer naturellement on ne sait quelle faiblesse intime.
La costumière lui a dessiné un costume bermuda rose pas facile à porter, qui évoque davantage un vieil enfant velléitaire qu’un général glorieux, guère moins ridicule que la robe de Drusilla et le fichu fichu noué sur sa tête dont il devra s’affubler pour aller trucider Poppée…. Iestyn Davies dessine avec intelligence la veulerie du personnage dans son aria « Sprezzami quanto sai », aux beaux mélismes à nouveau, qui précède sa liquéfaction face à l’impérieuse Ottavia (Ambroisine Bré particulièrement impressionnante ici dans le registre furibond, et ne craignant pas d’aller jusqu’au cri), puis le meurtre de sa Poppea bien aimée, interrompu par l’intervention de l’Amour, ressurgi du prologue (c’est une des audaces du livret) pour continuer son combat contre Fortune et Vertu.
Le Seneca d’Alex Rosen, jeune basse américaine au beau timbre viril, s’il conduit avec sûreté sa ligne vocale, n’a peut-être pas encore tout à fait le poids, la maturité, la bouteille qu’il faudrait pour ce personnage trop sage et passablement ennuyeux. Il faut dire que le compositeur, quel qu’il soit, ne lui confie, sans doute par ironie, que des formules ampoulées, jusqu’au moment de ses adieux à ses Familiari « Amici è giunta l’ora », manière de madrigal à quatre voix aux harmonies dissonantes qui rappelle le dernier livre de madrigaux de Monteverdi.
Parmi ces familiers, Laurence Kilsby qui sera le Lucano de la scène suivante, moment de jubilation musicale et homoérotique après le suicide du vieux stoïcien, où il pourra montrer sa belle agilité vocale et la clarté de son timbre de ténor léger.
Maya Kherani compose quant à elle une touchante Drusilla, amoureuse d’Ottone, d’une lumineuse voix de soprano léger. On admire sa virtuosité et tendresse au premier acte dans son duo avec son amant, d’une palpitation théâtrale incroyablement vivante, mais aussi la lumière qu’elle dégage (et de belles coloratures) dans cette scène d’ensemble (de Cavalli ?) où Nerone, caractériel jusqu’au cri, découvre qu’Ottone a manqué de peu d’assassiner Poppée.
La dimension buffa
L’essentiel de la partition est dans le style recitativo, s’envolant parfois pour de brefs ariosos – à l’image de la scène qu’on vient d’évoquer – , ou des arias encore plus brefs. Et le ou les compositeurs jouent constamment la carte de ce stile concitato (agité, énervé), que Monteverdi avait beaucoup utilisé dans le Combat de Tancrède et Clorinde. C’est dire que, à la manière de l’écriture du madrigal, le mot est ici primordial, en l’occurrence le texte de Busenello, porté par les chanteurs-acteurs et soutenu par une Cappella Mediterranea, qui joue le rôle d’un ample continuo aux riches textures, très souple, se pliant aux accents, aux inflexions, aux respirations des personnages et du texte.
Théâtre en musique, contemporain exact de Shakespeare. Justement, d’une énorme bouffonnerie shakespearienne, le colossal Stuart Jackson, à côté de qui tous les autres semblent des personnes de petite taille, est tour à tour une manière de nourrice universelle : il-elle est l’Arnalta de Poppée et la Nutrice d’Ottavia (et aussi, de façon plus contestable, la Damigella flirtant avec le Valletto de Julie Roset).
Truculence, métier sûr, présence scénique sont là, et s’y ajoute, pour l’une des pages les plus fameuses, la Berceuse d’Arnalta, une touchante tendresse : Poppée s’endort après un de ses beaux arioso, « Amor, roccorro a te », où on admire à nouveau le legato et le timbre d’Elsa Benoit. Stuart Jackson chante cet « Oblivion soave » avec beaucoup d’émotion simple et de simplicité. Et de beaux plans de coupe montrent dans la pénombre Ambroisine Bré, Alex Rosen et Jake Arditti à l’écoute de leur collègue, mise en abime touchante elle aussi.
À remarquer le numéro assez ébouriffant de Julie Roset : elle est l’Amour du Prologue, qui, on l’a vu, intervient dans l’action pour l’infléchir de façon décisive (Othon ne tue pas Poppée et ça change tout) et chante au troisième acte un air « Dorme, l’incauta dorme », tout en changements de rythmes et d’affetti, d’une voix réjouissante d’alacrité (avec d’acrobatiques fusées dans les hauteurs), mais elle est aussi l’insolent Valletto qui se lance dans d’espiègles imprécations contre l’assommant Sénèque, « M’accende, m’accende, m’accende, pure a sdegno – il m’excite, m’excite, m’excite, m’excite jusqu’à l’indignation », de savoureux glapissements acidulés, très drôles par cette jeune chanteuse qu’on entend souvent dans un répertoire beaucoup plus séraphique.
Leonardo García Alarcón considère que ce rôle de Valletto est de la plume de Sacrati, de même que le magnifique « Pur ti miro », qui, tout le monde semble en être d’accord, n’est ni de Busenello, ni de Monteverdi. Moment suspendu qui met les voix à nu. Jake Arditti, brillant tout au long de l’opéra dans les nombreux airs « di furia » n’y a peut-être pas tout à fait le velours d’Elsa Benoit, il n’empêche : la fusion de ces deux timbres si proches garde toute sa magie, et l’image finale, dans son dépouillement, est très belle : les amants maudits en blanc, s’étreignant une nouvelle fois, sur la scène vide, leurs partenaires assis au fond, la lumière dorée de la fosse, et les colonnes de marbre du théâtre.