Le 31 janvier 1994, une étincelle tombe accidentellement sur le rideau du Liceu lors d’une réparation de routine. Le feu se propage avant que les secours aient le temps d’intervenir. Devant le bâtiment en cendres, l’émotion est vive, comparable à celle éprouvée à Paris face aux ruines fumantes de Notre-Dame en 2019. La mobilisation est à la hauteur du traumatisme. L’édifice est reconstruit en un temps record. Le 7 octobre 1999, l’opéra rouvre ses portes avec l’œuvre qui occupait l’affiche au moment de l’incendie : Turandot dont la mise en scène est alors confiée à la comédienne et directrice de théâtre Núria Espert.
Ces quelques éléments de contexte pour comprendre les motivations d’une approche scénique dont la richesse des décors et des costumes surprend en ces temps de disette budgétaire. Voilà un spectacle sans prétention intellectuelle qui ne cherche qu’à renouer avec la magnificence du genre lyrique en une débauche d’effets, proche finalement de l’esprit du dernier opéra de Puccini. A la luxuriance de la partition – prétendument kitch selon certains – répond la reproduction d’une Cité interdite fantasmée avec ses murailles gigantesques au pied desquelles grouille la populace pékinoise et qui, s’entrouvrant, laissent apparaître l’empereur jugé sur un trône ruisselant d’or. Plusieurs fois reprise depuis 1999, cette mise en scène fastueuse tombe à point nommé pour commémorer avec quelques semaines d’avance le centenaire de la mort de Puccini. Bárbara Lluch, la petite fille de Nuria Espert, en a actualisé certains détails et rétabli la fin heureuse, avec l’accord de sa grand-mère (dans la version d’origine, Turandot se suicidait).
Au cœur de cette Chine bollywoodienne se déverse le flot musical, dompté d’une main nerveuse par Diego Garcia Rodriguez, non sans quelques décalages avec les solistes. Le jeune maestro, qui fait ses débuts au Liceu, préfère l’ivresse de la vitesse, le choc des percussions, des cuivres et des coups de gong au lyrisme des archets et à l’épanchement des sentiments. En une catharsis sonore qui relègue parfois les voix au second plan, l’orchestre prend l’avantage sur le chœur, bien qu’augmenté du Cor Infantil de l’Orfeo Catala.
© A. Bofill
Des solistes émerge inflexible, hérissée d’aigus dont la précision n’a d’égal que la puissance du trait, Elena Pankratova, princesse de glace qui s’échauffe au fur et à mesure que tombent les remparts dressés par Turandot autour de son prétendant. La nudité de l’écriture ne prend jamais en défaut la musicalité de la soprano, du « In questa reggia » liminaire aux énigmes dardées comme des défis, jusqu’à trouver dans le duo final – version Alfano – des accents troublants et des couleurs inespérées, loin de l’image vociférante que l’on accole souvent au format héroïque de Turandot. La voix ne flanche que dans les profondeurs de la tessiture – le lapidaire « speranza che delude sempre » dont on aimerait entendre davantage l’acrimonieuse amertume.
Annoncée souffrante, Maria Agresta dément les reproches de placidité souvent formulées à son encontre – Liu au contraire vivante à laquelle l’ampleur, la maîtrise du legato et la capacité à effiler les notes confèrent une véritable présence dramatique. Une meilleure forme vocale aurait-elle autorisé une longueur de souffle supplémentaire ? On peut le supposer.
Dans la continuité de sa prise de rôle à Rome l’an passé, Michael Fabiano met son ténor d’essence lyrique au service dramatique de Calaf, non sans peine mais avec une conviction qui arrache au public une bordée d’applaudissements à l’issue de « Nessun dorma ». Le Ch’ao-fu – robe portée par les dignitaires chinois lors des cérémonies officielles –semble encore large pour ce Prince inconnu auxquels font défaut l’éclat et la puissance – mais non la vaillance, ni l’égalité de l’émission, en dépit des tensions auxquelles le soumet la partition. Le deuxième acte voit l’aigu triompher des énigmes et le ténor tenter à ses risques et périls le contre-ut facultatif du « ti voglio tutta ardente d’amor ».
La poignée de seconds rôles témoigne de l’attention portée à cette série de quinze (!) représentations avec deux distributions en alternance – et parfois plusieurs chanteurs à l’intérieur de chacune d’entre elles. Cornaqué par le baryton de Manuel Esteve, le trio des ministres rappelle quelle place occupe dans l’opéra le premier tableau du 2e acte, essentiel pour relâcher les tensions accumulées, avant les débordements vocaux du tableau suivant. D’une voix puissamment timbrée, Marko Mimica disqualifie les basses en fin de parcours souvent distribuées en Timur au prétexte de son grand âge et de son infirmité. Siegfried Jerusalem, en Altoum, confirme au contraire le bien-fondé de confier l’empereur cacochyme à une voix légendaire même si vacillante*. C’est debout que la salle ovationne l’ensemble des artistes.
* Autre ténor célèbre, Raúl Giménez chante Altoum dans la deuxième distribution