Décédé en 2022 à 80 ans, Hans Neuenfels, figure emblématique du Regietheater, n’a jamais craint de bousculer le public. On se souvient par exemple des choeurs déguisés en souris dans son Lohengrin à Bayreuth, d’une Fledermaus salzbourgeoise prétexte à une dénonciation de la bourgeoisie sur montée du fascisme (en clôture du mandat de Gerard Mortier), ou encore d’un Idomeneo à Berlin enrichi d’une scène où le héros brandissait les têtes tranchées de Poséidon, Jésus, Bouddha et Mahomet, suscitant l’enthousiasme qu’on devine (la production créée en 2003 avait vu sa reprise déprogrammée en 2006 sur demande de la chancelière allemande). Certains projets n’aboutissent pas totalement : dans Le Prophète, Placido Domingo refusa ainsi de sodomiser un cochon, manifestant une certaine étroitesse d’esprit.
Créée en 1998 à l’Opéra de Stuttgart, cette production de Die Entführung aus dem Serail est un bon exemple de traitement aussi provocateur qu’intelligent. On doit y distinguer deux niveaux, le fond et la forme. Sur le premier point, Neuenfels déconstruit ici le mythe du sultan éclairé dont on trouve un certain nombre d’exemples dans les créations artistiques au tournant des XVIe et XVIIIe siècles. Outre Die Entführung aus dem Serail (1782), on pourra citer L’Espion turque (Marana, 1684), ouvrage ayant inspiré Les Lettres persanes, la première traduction-adaptation des Mille et une nuit (Galland, 1717), les Indes galantes de Jean-Philippe Rameau (Paris, 1735), des pièces comme Les Français au sérail (Carolet, 1736) et Les Trois sultanes ou Soliman II (Favart, 1761)… La contagion passe également outre Rhin : Belmont und Constanze qui est d’abord un singspiele (André, 1681) avant d’être mis en musique par Mozart, Adelheit von Beltheim (Grossmann, 1783 inspiré d’une pièce de 1780 de Neefe), le ballet -pantomime Le Turc généreux d’après Rameau (Vienne, 1758)… Entre la bataille de Lépante (1571) et la visite de l’ambassadeur du Grand Turc auprès de Louis XIV (1669), le regard des intellectuels a plutôt évolué dans un sens favorable, sans unanimité toutefois si l’on pense à Voltaire auteur du drame Le Fanatisme ou Mahomet le prophète (1736). A l’opposé de ce substrat, la vision de Neuenfels est noire, sans concession au politiquement correct. Si on a l’habitude d’un Osmin un peu ridicule, une rondeur plus bête que méchante, le gardien du sérail chante cette fois au milieu d’une collection de têtes tranchées (féminines). Sa barbe noire et son corps massif couvert de tatouages ne donnent pas vraiment envie de rigoler. Un peu plus tard, le chœur des Janissaires brandit au bout de piques des têtes décapitées et des bébés éventrés, ce qui plombe là encore l’ambiance. Néanmoins Neuenfels ne tombe pas non plus dans le manichéisme. A l’inverse de Martin Kušej dans sa production aixoise (où les quatre européens finissaient exécutées), il respecte le dénouement original. Mais son Pacha Selim reste un personnage contradictoire, à cheval entre l’obscurantisme et la modernité : il est en smoking pour la dernière scène où il libérera ses otages, mais on ne peut pas perdre de vue qu’il est aussi le sultan tout puissant qui n’a rien trouvé à redire aux horreurs d’Osmin ou de ses janissaires (lesquels apparaissent également occidentalisés à la fin de l’opéra). La production se termine sur une tirade additionnelle de Selim sur la frustration de celui qui ne peut que parler face à des chanteurs et conclut avec la lecture d’une poésie d’Eduard Mörike figurant dans son ouvrage Un voyage de Mozart à Prague : manière de réconcilier l’art du chant et celui de la voix parlée.
Sur la forme, Neuenfels propose une mise en scène en total décalage avec les horreurs précitées, pleine de drôlerie et de vivacité. Les chanteurs sont ici doublés par des acteurs : le procédé n’est pas nouveau et ne donne habituellement pas de résultats convaincants, mais la proposition de Neuenfels est au contraire une réussite totale. Acteurs et chanteurs interagissent en permanence, et dans toutes les combinaisons possibles : par exemple, tel chanteur discute avec son double acteur (ou un autre) qui l’encourage, le contredit ou complète ses phrases, à d’autres moments un acteur s’interrompt et appelle un chanteur à la rescousse, parfois les 8 personnages sont sur scène en même temps, les Pedrillo ne sont pas trop de deux pour se débarrasser du corps d’Osmin endormi, le double-acteur de l’imposant Osmin-chanteur est au contraire un gringalet, etc. Les dialogues sont bien entendu revus, avec quelques tirades d’autant plus farfelues qu’elles sont en contradiction avec l’aspect visuel (Blondchen se revendique auprès d’Osmin de l’héroïsme des grandes gloires féminines anglaises : la reine Victoria, Florence Nightingale… et Winston Churchill). Tout cela virevolte dans un tourbillon d’une incroyable maestria absolument réjouissant.
Vocalement, le bilan est plus contrasté. En Konstanze, Sofia Fomina a pour elle un timbre au médium fruité accrocheur. Si les vocalises ne sont pas toujours irréprochables et les graves peu audibles, les aigus sont assurés quoiqu’un peu tirés. Reconnaissons que le rôle est assez inchantable (quand on se penche sur sa discographie, on constate que peu de très grands noms s’y sont risqués). Par ailleurs, la chanteuse se tire avec les honneurs du redoutable « Martern aller Arten ». Dramatiquement, le soprano offre une interprétation efficace et nuancée, rendant bien compte des errements sentimentaux de la jeune femme, tiraillée entre sa fidélité à son amours européen et une attirance certaine pour l’exotique pacha. Il faut dire que la mise en scène insiste particulièrement sur cette ambiguïté : certaines vocalises et contre-notes sont lancées tandis que le Selim l’étreint et tente de la caresser.
La jeune Serena Sáenz, lauréate de plusieurs compétitions lyriques, et déjà appréciée dans l’opéra italien et français, campe une Blondchen proche de l’idéal, se jouant des difficultés de la partition, que son abattage scénique nous fait vite oublier, tant sa prestation parait naturelle et sa vocalisation jamais forcée. On apprécie également un timbre plus charnu que celui des soubrettes auxquelles le rôle est normalement dévolu.
Sebastian Kohlhepp dispose d’un timbre plaisant mais de moyens limités : les vocalises sont plutôt savonnées, le grave est trop discret et l’aigu bien ténu (ténor : un métier en tension ?), le tout étant réuni dans son « Ich baue ganz auf deine Stärke » au dernier acte.
L’Osmin d’Antonio Di Matteo est également plutôt à la peine dans ce rôle trop aigu pour ses moyens et réclamant une autre agilité, en particulier dans son ultime « Ha! wie will ich triumphieren » : reste un beau médium et des graves somptueux que l’on appréciera sans doute dans un autre répertoire, d’autant que sa présence scénique est assez impressionnante.
En Pedrillo, Michael Laurenz est absolument excellent et sa romance « In Mohrenland gefangen war », encadrée par les deux airs précédemment cités, est une bouffée de fraîcheur, un pur moment de beau chant où le ténor met toute sa technique au service de l’expressivité.
Christian Nickel est un Pacha Selim de belle tenue, avec une certaine musicalité dans l’expression orale qui vient s’intégrer avec bonheur aux parties musicales. Bref, il porte bien son nom. On ne citera pas dans le détail les autres acteurs qui sont tous absolument excellents.
Jusqu’à présent, Cornelius Meister avait plutôt été entendu dans Wagner (il dirigeait par exemple la récente tétralogie de Bayreuth). On aurait pu s’attendre à ce qu’il nous propose une direction de Die Entführung aus dem Serail dans l’ancienne tradition viennoise, illustrée par les Karl Böhm ou Herbert von Karajan, avec ce bon gros son bien opulent, magnifique mais un peu daté. Le chef allemand nous offre au contraire une version épurée du chef d’oeuvre de Mozart, vive, alerte, avec un orchestre au son plus acéré, comme si le gros chat s’était fait petite souris : une leçon pour certains orchestres d’opéra qui s’obstinent à jouer Mozart comme si l’interprétation historiquement informée n’était qu’un vilain mot. Dramatiquement, cette direction de Meister est au diapason de la mise en scène (on pourrait dire qu’elle est enlevée) et contribue à faire de cet ouvrage une autre Folle journée.