Il est des accords difficiles, parfois impossibles. Ainsi de la France et de l’Allemagne, par exemple, tant pour les relations entre ces pays, toujours complexes, que pour leurs langues, profondément différentes. Essayez donc un peu de mixer ces idiomes, pour voir… Die Fleder-Souris ou la Chauve-Maus, ça ne sonne décidément pas très bien. Et pourtant, le spectacle de ce soir est une pure réussite, un bijou de scène, un petit miracle de théâtre où non seulement les langues, mais également les univers franco-allemands se mêlent en accord parfait…
On ne peut que féliciter le metteur en scène Jean Lacornerie d’avoir réussi à fusionner ces deux mondes aussi harmonieusement. L’opérette de Johann Strauss est donnée en allemand, avec surtitres, mais tous les dialogues parlés sont restitués en français, par une seule personne, qui fait toutes les voix, à la manière de Sacha Guitry dans Le Roman d’un tricheur, tout en interprétant de surcroît le rôle fameux de Frosch, le gardien de prison totalement gris qui boit lentement mais régulièrement, grand amateur ici non pas de Slivovitz, mais de cognac. C’est Anne Girouard, la reine Guenièvre de Kaamelott, qui va nous servir de Monsieur Loyal ou de bonimenteur, sorte de Marlène Dietrich croisée avec Ute Lemper. La narratrice est pédagogue : l’intrigue racontée par elle en devient limpide à tel point qu’on pourrait se passer de surtitres et les délires de l’intrigue sont d’autant plus crédibles qu’ils sont restitués avec une logique implacable. La facétieuse commentatrice sa fait ensuite géniale gardienne de prison, totalement ivre, interagissant avec le public, le faisant rire aux éclats sans peine, grâce aux allusions à l’actualité politique ou à des références familières à tout un chacun, à commencer par la galette-saucisse locale. Les vraies fausses improvisations nous restituent l’univers théâtral viennois propre au chef-d’œuvre de Strauss avec gouaille et sens de l’à-propos. Il faut dire que la merveilleuse comédienne est mieux qu’aidée par le texte de Jean Lacornerie, lequel a préféré se replonger dans la pièce originale, le Réveillon de Meilhac et Halévy, plutôt que de traduire le texte allemand. Le résultat est formidable et jouissif. Par ailleurs, la mise en scène fourmille d’idées intelligentes permettant de mettre en valeur tous les aspects de la farce dont Gabriel von Eisenstein fait les frais. La plaisanterie permet toutefois une critique efficace d’un monde plus ou moins malade ou vicié. Les cadres des portraits dont les personnages entrent et sortent pour mieux figurer la ronde des sentiments et la fausseté des apparences, les tours de passe-passe du prince, qui nous fait apparaître verres et bouteilles comme le ferait un magicien pour insister de façon ludique sur les jeux du pouvoir, il y a là du grain à moudre. Et la confusion des genres est totale, tant pour les costumes que les changements d’identité : le prince Orlofsky, coiffé d’une spectaculaire et théâtrale couronne, ressemble à une sorte de Turandot au masculin. La narratrice ne manque évidemment pas de le souligner, demandant au passage s’il ne s’agirait pas d’un iel. Le jeu du travestissement des uns et des autres est particulièrement réussi, avec des mises dignes des Folies Bergère mais aussi des cabarets berlinois, sans être jamais vulgaires. Les trois actes passent à toute allure, en parfait équilibre. Le questionnement autour de l’identité sexuelle, des rôles travestis, du paraître et du rôle social, tous ces thèmes sous-jacents de l’œuvre sont remarquablement servis. Certes, on est à des années-lumière de la célèbre production restituant avec un luxe consommé la Vienne impériale des années 1870, donnée chaque année dans la capitale autrichienne, mais les décors sont idéalement proportionnés au théâtre de Rennes et de simple rideaux scintillants suffisent à évoquer le luxe de la fête, les rais de lumière suggérant efficacement le monde carcéral dont on se rend encore mieux compte ainsi qu’il est aussi bien réel que figuré dans l’œuvre de Strauss.
La production existe enfin telle qu’initialement prévue en 2020. Évidemment, la pandémie en a contrarié la réalisation toutefois soldée par une captation diffusée à la télévision, mais avec des effectifs réduits pour l’orchestre, obligé à l’époque de respecter les règles de distanciation. Le spectacle a ensuite été donné avec une distribution modifiée à Dijon puis à Toulon, dans une salle immense (le Zénith) qui ne permettait pas du tout les mêmes interactions avec le public. Enfin, notre opérette se donne telle que rêvée, avec la distribution d’origine rassemblée au grand complet, danseurs y compris. Et l’on sent que la machine est à présent bien rodée, telle une mécanique aussi bien huilée que la fameuse montre à attraper les filles d’Eisenstein.
À la baguette, Claude Schnitzler s’en donne à cœur joie, lui qui a si souvent interprété l’œuvre au Volksoper de Vienne. La narratrice l’interpelle volontiers, le qualifiant de « Monsieur Claude » (au moins, elle ne l’appelle pas « Madame Claude », mais on ne peut s’empêcher de sourire de ce bon mot et tout ce qu’il insinue…), essayant de lui emprunter pour un petit moment l’un de ses musiciens percussionnistes sous prétexte que ce dernier n’a pas grand-chose à faire, ce qui déclenche l’hilarité. Et pourtant, notre orchestre est particulièrement présent, efficace et équilibré, avec un son très « Wienerisch », si tant est que le son viennois existe bien.
La distribution vocale est d’une belle homogénéité, avant tout parce que tous affichent de remarquables qualités de comédiens. Ils sont également tout à fait à leur aise pour la pantomime qui leur est imposée lorsque la narratrice dit le texte à leur place. On remarque pourtant avant tout la ravissante et charmante Claire de Sévigné, merveilleuse Adèle, timbre radieux et technique insolente de facilité. Eleonore Marguerre est moins ostensiblement à l’aise pour une Rosalinde plus en retenue, mais qu’elle incarne avec élégance et aplomb même si certains aigus sont un peu forcés. Moins sollicitée, Veronika Seghers permet tout de même à son Ida d’exister et de rivaliser avec ces dames. Stephanie Houtzeel sait mettre toute la noblesse et un je-ne-sais-quoi d’ennui faussement blasé dans son prince Orlofsky haut en couleur. Chez ces messieurs, c’est peut-être Thomas Tatzl en Falke qui s’impose tout d’abord par la présence solaire puis triomphante d’une voix riche, ample et séduisante. Horst Lamnek excelle en tout : hilarant comédien, magnifique chanteur et habile imitateur du parler « Wienerisch ». Ne serait son vibrato assez gênant et quelques difficultés à passer la rampe (mais qui s’atténuent au fil de la soirée), Miloš Bulajić nous proposerait un Alfred idéal. François Piolino bégaie avec conviction en Dr Blind faire-valoir et tout ce beau monde est soutenu avec ferveur et convention par des chœurs survitaminés.
Après une longue attente, notre Chauve-Souris est maintenant bien rodée. On ne peut qu’encourager les amateurs à se précipiter pour les dernières représentations à Rennes et celles à venir à Nantes puis à Angers, afin de se délecter de ce spectacle. Par ailleurs, la captation de 2020 est encore visible sur la toile. Il y a fort à parier que cette production intelligente et maline ne devienne un classique.