Un album passionnant par son programme et enthousiasmant par sa réalisation. Un album qui aurait énervé Wagner, lui qui aurait voulu qu’on le crût surgi de nulle part, tout bardé de son génie. Aussi innocent que Siegfried ignorant tout de ses origines.
Michael Spyres nous le montre marchant dans les pas de prédécesseurs ayant défriché pour lui la forêt de ses futurs exploits. Héritier non seulement de Beethoven et de Weber, ce qui est l’évidence, mais aussi de Rossini et de Bellini, mais encore de ce Meyerbeer dont il récompensa bien mal la générosité.
Michael Spyres choisit l’ordre chronologique pour ce récital magistral. Comme pour confirmer qu’en musique aussi « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ». On commence avec Méhul pour aller jusqu’à Wagner lui-même, représenté par trois airs, choisis dans ses premiers opéras, les plus romantiques.
Mais tous ont le point commun d’être d’une écriture très centrale, ne montant qu’incidemment vers le très haut de la tessiture, pour préférer le registre de baryténor, naguère illustré brillamment par Michael Spyres.
Dès l’extrait du Joseph (1807) de Méhul, la beauté du phrasé, le legato, la large déclamation du récitatif et air “Vainement Pharaon, dans sa reconnaissance… Champs paternels” semblent installer l’archétype de ce qui suivra : un arioso introductif, suivi d’un air noblement dramatique, que vient conclure une strette d’un allegro le plus souvent ma non troppo, structure héritée de Mozart et plus encore peut-être de Gluck, absent du choix retenu, mais dont l’ombre portée s’étire jusqu’à la fin du disque.
Gluck était justement le dieu de Méhul qui fut bouleversé par son Iphigénie en Tauride et s’inscrit dans ses pas. Quant à Wagner qui allait monter Joseph à Riga en 1838, il s’en déclarerait « transporté dans un monde supérieur ». Spyres met sa pureté de ligne et le plus lumineux de son timbre au service d’un néo-classicisme dont le drapé à la Louis David tutoie l’académisme.
Vers le heldentenor
Les choses sérieuses commencent avec Florestan, dont Spyres écrit qu’il représente le prototype du heldentenor wagnérien : « Après que Mozart avait transformé la tessiture ténorale, d’Idoménée à Tamino, Beethoven continua de pousser les limites du registre de ténor dramatique avec Florestan et prépara ainsi le terrain pour les heldentenors bayreuthiens ».
Le prélude orchestral met en lumière la vigueur de la direction de Christophe Rousset : clarté du dialogue des cordes et des vents, majesté du tempo, dramatisme des accents, noblesse du propos, sonorité profonde mais sans gras superflu des Talens lyriques.
L’air de Florestan est d’anthologie, comme plusieurs autres à venir : éclat désespéré du sol initial sur Gott’, largeur de la voix, cantabile élégiaque à partir de In des Lebens, espoir suggéré par les couleurs vocales sur Ich seh ich, ivresse amoureuse sur Ein Engel, exaltation sur Freiheit, tout est superbe, l’ensemble et les détails.
Insolite, la présence aussitôt après (mais ainsi le veut la chronologie) de Rossini avec l’aria « Della cieca fortuna… Sposa amata », extrait de Elisabetta, Regina d’Inghilterra. C’est que, écrit Spyres, « l’écriture du ‘baryténor’ rossinien contribua elle aussi à l’élaboration du ténor wagnérien, avec son mélange de dramatisme et de virtuosité ».
Et d’insister sur l’importance des rôles conçus par Rossini pour Andrea Nozzari, ténor « di forza », donc ténor dramatique, « qui avait, pour l’époque, un timbre sombre avec un grave appuyé, des aigus en voix de tête et une extrême flexibilité d’émission alliée à la rondeur du son. Il est le spécialiste du ‘canto di sbalzo’ »*.
Si le lien avec Wagner peut sembler capillotracté, Spyres déploie tout son art dans cet air paradoxal qui entremêle le dramatisme et un canto fiorito enraciné dans le bel canto baroque : usage de la voix mixte dans le récitatif, italianitá assumée, fioritures scintillantes (sur « nel primo affanno il cor »), accelerato archi-rossinien, passaggi rutilants dans la strette finale en tranquille contradiction avec la lettre et l’esprit du texte (« Repais-toi, sort ingrat ! Ouvre-toi, ô terre »).
Meyerbeer allait s’inspirer des apports de Rossini pour son Adriano, dans Il crociato in Egitto (1824). L’Inno di morte « Suona funerea », prière avec chœur de forme strophique remontant à ses jeunes années italiennes, semble préfigurer avec ses amples carrures le grand opéra français. Introduit par les harpes puis trois trombones, l’air est lui tout entier di forza (avec les notes hautes de poitrine). Sur le spianato de la cantilène vient se greffer une cadence finale montant jusqu‘au si bémol 4 avant de redescendre vertigineusement jusqu’au si bémol 2. Là encore brillante démonstration de Spyres dans ce mélange d’ancien (les ornements) et de nouveau (les amples phrases dramatiques). À remarquer les petits motifs en triples croches qui semblent annoncer ceux de l’air de Rienzi.
Weber bien sûr
Particulièrement magnifique -et annonçant Wagner à n’en pas douter pour le coup- la scène de Max au premier acte du Freischütz, « Durch die Wälder, durch die Auen », singulière dans sa structure qui fait alterner aria et récitatifs (des récitatifs accompagnés dans le droit fil de ceux de Mozart), avant un final Allegro con fuoco. Le fuoco, on le trouve en effet dans l’interprétation très engagée, contrastée, vibrante qu’en donne Spyres, donnant le sentiment que nulle part son timbre de voix, dramatique, sombre, barytonant, n’est mieux à sa place qu’ici, où il peut allier la fougue d’un désespoir furieusement romantique à l’élégie du cantabile.
Pré-wagnérien, l’air l’est aussi en ceci qu’il est un air d’action, hanté par les apparitions effrayantes de Zamiel. On connait l’aveu que Wagner fit en 1873 à Cosima : « Si je n’avais pas été ému par les œuvres de Weber, je crois que je ne serais jamais devenu musicien ». Ajoutons que, là encore, les Talens lyriques font des merveilles de couleurs, sous la direction mordante, griffue de Christophe Rousset.
Élaborer un opéra national allemand
La Muette de Portici d’Auber préfigure le grand opéra français dont La Juive en 1835 marquera la vraie naissance (et qui aurait pu figurer dans ce florilège). L’ambition de Wagner sera d’en édifier le symétrique allemand. L’air de Masaniello qu’on entend ici fait appel à des qualités paradoxales : après un récitatif de belle tenue dramatique, commence un air di bravura, aussi pimpant que saugrenu, où se glisse un passage d’agilité qui demande de la souplesse et trois si bémol au passage. Spyres triomphe de ces embuches sans sourciller, embuches qu’il connaît de longue date puisque c’est dans ce rôle de Masaniello, où s’illustrèrent Gedda ou Kraus qu’on le découvrit à Paris en 2012. Si l’on en juge par les extraits dont on dispose, la voix n’a rien perdu de sa brillance, mais elle a encore gagné en largeur.
Un sublime Spontini
La performance impressionne davantage que les flons-flons d’Auber… En revanche l’extrait d’Agnès von Hohenstauffen est d’un tout autre relief. Et trouve parfaitement sa place dans le concept de cet album. Citons le texte de Michael Spyres : « La découverte par Wagner, à Berlin, de cette Agnès de Hohenstaufen (1829), dernier ouvrage de Spontini, ainsi que de Fernand Cortez (1809), lui fournit l’inspiration pour son premier succès, Rienzi (1842). Dans le même élan, il envisagea de composer un opéra historique en cinq actes sur la dynastie des Hohenstaufen, intitulé Die Sarazenin, mais s’arrêta à une esquisse du livret. »
C’est un noble lamento où l’on entend Heinrich déplorer l’indifférence de la nature à sa douleur. L’orchestre brosse derrière lui un tableau maritime à grands renforts de flux et reflux des cordes, tandis que les vents évoquent un paysage de nuit et d’embruns. Air superbe que décorent ici et là des vocalises et des ornements qui pourraient sembler insolites, une italianitá qui viendrait se poser en contrebande sur la gravité toute germanique du propos. Or l’ensemble est d’une cohérence dramatique constamment soutenue. Et Spyres en exprime toute la beauté mélodique et le sentiment profond, timbre cuivré et souffle infini. Le lent crescendo jusqu’au point d’émotion culminant est conduit avec une sobriété et une sûreté de ligne impeccables. À coup sûr une découverte que cet air rare.
Couleurs changeantes
De Norma, l’aria de Pollione « Meco all’altar di Venere » semble une démonstration de baryténorisme, tant Spyres l’envoie de son timbre le plus dramatique, très large et chaud. Héroïsme ardent et ut de poitrine tout à fait réglementaire… On remarque les courtes mais brillantes interventions du Flavio de Julien Henric, ténor en pleine ascension, émises d’un timbre se rapprochant étonnamment de celui de Spyres.
Hans Heiling (1833) fit -pour un temps- de Marschner le chef de file de l’opéra allemand. Ce fut son plus grand succès, davantage que Der Vampyr, mieux connu aujourd’hui. Il fut tôt remarqué par Weber qui monta à Dresde son Heinrich IV und d’Aubigné. La filiation est évidente entre eux, notamment dans l’air ici choisi, dont l’allegro final ne déparerait pas le Freischütz. L’orchestre n’est pas sans faire penser à Mendelssohn, ami de Marschner et comme lui élève de Zelter.
Dans ce « Gönne mir ein Wort der Liebe », qui s’installe sur les lignes supérieures de la portée davantage que les autres airs de l’album, Michael Spyres peut démontrer (si besoin était) sa versatilité vocale en éclaircissant spectaculairement son timbre (contraste saisissant après son Pollione tellement dramatique).
Un Wagner de 21 ans
En revanche, aucune solution de continuité entre cet air et celui extrait des Feen, « Wo find ich dich, wo wird mir Trost ? », composé par Wagner l’année suivante. C’est le même monde musical, le même imaginaire juvénilement romantique, avec la touche fantastique à la mode. Là aussi, Weber fait office de divinité tutélaire. Pas la seule ! Tous ceux qu’on vient de nommer semblent parrainer ce Wagner de 21 ans qui se coule dans le moule : récitatif accompagnato, puis aria (allegro molto e agitato) et strette finale du héros fier-à-bras ! Un Spyres d’une fougue superbe n’en fait qu’une bouchée. Mention spéciale pour les épisodes où la voix et l’orchestre respectent à la lettre le pianissimo noté par Wagner et où Rousset et lui jouent avec les silences dans une parfaite entente.
Rienzi fut en 1842 à Dresde le premier triomphe de Wagner : « Il riait et il pleurait, il embrassait tous les gens qui se trouvaient sur son passage et, pendant ce temps, une sueur froide ne cessait de couler sur son front », a raconté l’acteur Ferdinand Heine. « Allmächt’ger Vater », la prière du héros au cinquième acte, air célèbre s’il en est, offre une nouvelle occasion de souligner la subtilité de l’orchestre de Wagner et du jeu sur les couleurs et les textures et les Talens Lyriques y excellent.
Non moins inspirée, très intériorisée, l’interprétation de Michael Spyres. L’émission d’abord très claire gagne d’abord en opulence, puis en vaillance, sans jamais que ne fléchissent la ligne, ni la délicatesse de la mélodie « exquise » (le mot est de Spyres) avec ce petit mélisme qui revient à six reprises et qu’il rend expressif. Au-delà de la beauté musicale, on entend ici quelque chose qui est de l’ordre de la ferveur.
Évidemment, ni le Vaisseau fantôme, ni Tannhaüser n’auraient déparé dans la démonstration, ni même certains passages des Maîtres chanteurs, où perdure la tradition de l’arioso et de l’air fermé. Mais c’est avec les adieux de Lohengrin et le « Mein lieber Schwan » du 3e acte que Spyres conclue.
Il y met toute la diversité de ses moyens au service de l’expression et de la caractérisation. C’est d’abord une merveille d’allègement, avec même un passage en voix mixte, puis le timbre gagne en plénitude dans le presto, tour à tour lyrique et héroïque. Air puissamment architecturé qui verra la voix monter à des sommets d’intensité sur les derniers éclatants « Leb wohl ! » Sans que jamais ne s’interrompe la grande ligne souveraine.
Une dizaine de jours après la parution de ce disque, Michael Spyres fera ses débuts en Lohengrin sur la scène de l’Opéra du Rhin. Avant son premier Siegmund à Bayreuth l’été 2024, et en 2025 Walther von Stolzing. Sans nul doute, il est prêt…
* c’est-à-dire à grands sauts de notes. On cite ici Paul-André Demierre : Les opéras napolitains de Rossini. Éditions Papillon, 2010