Avant d’écouter, on s’interroge : pourquoi n’avoir pas enrichi le programme, d’une durée indigente ? Le choix était large, entre les Métamorphoses, d’autres lieder de Strauss, ou encore les Wesendonck Lieder de Wagner, entre autres, parmi les compléments les plus en harmonie. Mais au sortir de cette immersion sonore, cette question apparaît vaine. Seul le silence sied – recueilli, suspendu – après que les dernières notes (ici, du piano) se soient éteintes.
Nul besoin de présenter ces Quatre derniers lieder , où, au terme de son existence, Richard Strauss, apaisé, prend congé de ce monde. Si leur abondante discographie est dominée par quelques interprétations malaisées à départager, les versions transcrites avec piano sont rares : une demi-douzaine seulement, dont celle de Waltraud Meier. A signaler aussi, isolés, un Im Abendrot d’anthologie qu’osa Matthias Goerne en 2020, avec Seong-Jin Cho (DG) et un anecdotique Beim Schlafengehen (Sony) dont on ne retient que le nom de Glenn Gould. C’est dire que le couplage de la version originale, avec orchestre, et de celle transcrite pour piano (1) est bienvenu.
Asmik Grigorian, dont les affinités avec Strauss sont connues, avait enregistré les Quatre derniers lieder avant de les chanter à Paris, toujours avec son complice, Mikko Franck, à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Radio France, le 15 septembre dernier (2). Ce qui frappe, d’emblée, c’est la pâte orchestrale somptueuse du Philharmonique de Radio France. A-t-on jamais approché la perfection de si près ? Ecouté des cors plus séduisants, des flûtes plus colorées ? La prise de son, exemplaire de précision et d’équilibre, permet de suivre toutes les parties, y compris dans les nuances les plus ténues. Celles-ci sont scrupuleusement observées, et la direction de Mikko Franck est un modèle de souplesse pour marier les lignes et renouveler la dynamique. Im Frühling fait palpiter l’orchestre pour atteindre à la plénitude. September est magique, avec ses cordes divisées, les trilles des seconds violons, les flûtes figuralistes qui font tomber les gouttes d’eau de feuille en feuille. Le violon solo de Beim Schlafengehen, puis les cors, relèvent de l’exception. Quant à Im Abendrot, à son mystère ineffable, à sa dissolution, c’est l’aboutissement le plus achevé.
De la soprano lituanienne, la voix est connue, au souffle infini, égale, puissante et colorée, au large ambitus : un authentique soprano dramatique répondant aux exigences d’une œuvre surhumaine. Cependant, impossible d’oublier telle ou telle référence dans la version avec orchestre. La pureté de Flagstad, la fraîcheur d’une Della Casa (3) habitée, la sensibilité de Janowitz, particulièrement dans Beim Schlafengehen, la beauté apollinienne de Schwarzkopf, on pourrait citer Popp, Norman, Varady, et combien d’autres… la concurrence est rude. Même si la maîtrise vocale est admirable, une certaine raideur se manifeste, comme si l’orchestre était un rival. Par ailleurs, les puristes germanistes lui feront grief d’une maîtrise superficielle de la langue, difficilement compréhensible. La lecture, retenue à souhait, aurait gagné à laisser poindre davantage l’émotion.
A peine plus d’un an après cet enregistrement avec orchestre, notre soliste reprend l’ouvrage avec le pianiste (et directeur du festival de Salzbourg) Markus Hinterhäuser. Evidemment, l’approche en est très différente, la voix déroule maintenant son chant avec un naturel rare, avec souplesse, en des phrasés magistraux, comme si l’instrumentiste avait changé. Le mystère, la fraîcheur, incontestables, nous ravissent. September et Beim Schlafengehen sont des merveilles, servies par un piano complice, qui distille chaque note. On oublie les versions orchestrales, quels qu’en soient les interprètes, pour une œuvre aussi émouvante qu’originale, où le temps semble suspendu, avec des tempi généralement plus retenus que d’ordinaire (4). L’émotion est constante, le bonheur parfait. Cette version est appelée à faire référence.
La pochette surprend, par son titre (« 4 + 4 = ∞ ; Laws of solitude ») comme par ses illustrations enfantines originales, (5), celles-ci illustrant le bref propos de la soprano lyrique (« I am not alone… when I am alone »). La notice d’accompagnement écrit pour finir « …le XIXe siècle musical s’achève en 1948. » Affirmation qui, avec un peu de recul, nous paraît infondée. Strauss n’a cessé de se renouveler jusqu’à cette ascèse ultime, qui relève si peu de l’esthétique du XIXe S. Par ailleurs, l’histoire a maintenant ringardisé la parenthèse des avant-gardistes prétentieux et dominateurs. La musique qui s’adresse à chacun et à tous, à notre sensibilité, oublieuse des dogmes et des diktats, n’est pas morte avec la Deuxième sonate pour piano de Boulez. Et elle a encore de beaux jours devant elle. Vive Strauss !
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1. La version piano, éditée aussitôt après celle avec orchestre par Boosey & Hawkes en 1950, confie la transcription des trois lieder sur des textes de Hesse à Max Wolff, et celle. d’Im Abendroth, à Ernst Roth (dédicataire du lied). Ici c’est celle de John Gribben qui est retenue. 2. Elle les avait également donnés à Rome, avec Antonio Pappano, en avril 23. 3. Rappelons que Franz ("Bubi") Strauss, le fils, choisit l’interprétation de Lisa Della Casa pour être jouée à ses funérailles. Elle les grava deux fois avec Böhm (1953 puis 1958). 4. Teresa Zylis-Gara, avec orchestre, suspendait Im Abendrot encore davantage (8:26) 5. De sa fille, Lea, née en 2016.