Proposer une version scénique du chef-d’œuvre de Haydn devient de plus en plus fréquent, quand bien même les ressorts dramatiques de l’oratorio ne sont pas évidents de prime abord. Souvent la proposition va privilégier le visuel ou la fantaisie pour évoquer ces premières journées bibliques et les jours de bonheur paisible d’Adam et Eve, avant la Chute. D’une certaine manière, la mise en scène de Kevin Barz ne déroge pas à ce constat. Le dispositif scénique s’appuie sur de nombreux éléments technologiques : écrans digitaux pour les animations vidéo, capteurs sensoriels connectés par Wifi pour reproduire les visages des chanteurs sur ces écrans et même un robot humanoïde de dernière génération aux traits plus vrais que natures. Se limiter à cette description serait passer à coté de la lecture un rien iconoclaste du metteur en scène allemand. Si la « lumière » qui se sépare des ténèbres lance La Création de Haydn, Kevin Barz n’en retient que le sens philosophique. Dès lors, les journées de l’œuvre divine deviennent un voyage dans l’Encyclopédie de la connaissance scientifique du monde, du Big Bang initial en passant par l’atome, jusqu’au technologies les plus poussées : la robotique et l’IA. Les vingt-huit membres du cœur incarnent chacune et chacun un scientifique. Notre fameux robot viendra remplacer Eve lorsque le livret ne voudrait en faire que la compagne docile issue de la côte d’Adam. Ce dernier, les yeux recouverts d’un bandeau, croit badiner avec sa compagne, qui elle affirme sa liberté. Le metteur en scène enfin s’adresse son propre coup de pied de l’âne dans l’image finale où l’homme se voit dépassé par sa création dans un jardin d’Eden peuplé uniquement de robots : l’homme qui s’était pris pour le dieu de la Création est supplanté.
Marta Gardolinska peut se prévaloir de la bonne préparation de l’orchestre, ductile et alerte dans les tempos retenus, même s’il concède quelques aigreurs, chez la petite harmonie notamment. Son attention au plateau installe les solistes et le chœur dans un confort idéal. Ce dernier entame la représentation dans une forme éblouissante où homogénéité et rondeur des timbres se conjuguent dans une évocation élégiaque des premières œuvres divines. Toutefois, certains passages rapides éprouvent l’endurance de la formation et quelques acidités viendront entacher l’exécution.
Le plateau vocal apporte nombre de satisfactions même si l’on regrettera le legato sommaire de Sam Carl dont la basse manque encore d’ampleur pour épouser et Raphaël et Adam. Jonas Hacker déploie des charmes tout mozartiens. C’est un Uriel enjoué qu’il propose dans un chant tout en lumière, assis sur une solide technique. Enfin, Julie Roset confirme tous les espoirs qu’elle a suscité depuis son premier prix au concours Operalia 2023. Le timbre, quasi sans vibrato – comme l’une de ses très illustres devancières dans le rôle – envoute dès les premières phrases. Le legato et le souffle sont conduits à la perfection ; les vocalises jouissent d’une précision d’orfèvre. Ces qualités intrinsèques et techniques s’épanouissent dans un chant tout en musicalité et nuances. Cela lui permet notamment de proposer une Eve, moins naïve que ne le voudrait l’écriture, et, au cordeau de la proposition scénique, de mettre déjà le ver dans le fruit grâce à un chant mutin et fruité.