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9 mars 1844 : l’autre bataille d’Hernani

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9 mars 2024
Il y a 180 ans, Verdi adaptait non sans peine le chef d’oeuvre controversé de Victor Hugo pour La Fenice

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Le début de la fulgurante ascension de Verdi avait été scaligère, ses quatre premiers opéras ayant été créés dans le prestigieux théâtre milanais. Mais dès le triomphe de Nabucco, le 9 mars 1842, la Fenice commence à approcher Verdi, lui-même très intéressé par cette scène, très valorisante pour sa carrière.

Après I Lombardi, que le théâtre vénitien souhaite monter après son triomphe à Milan, le comte Mocenigo, patron du théâtre et issu d’une illustre famille qui avait donné 7 doges à la cité, veut une création pure et simple. Il est prêt à y mettre le prix, car Verdi, sûr de son talent et redoutable homme d’affaires, se montre très exigeant.

La Fenice aujourd’hui

L’affaire faite, encore faut-il trouver un sujet. Comme il le fera régulièrement toute sa vie, Verdi pense d’abord au Roi Lear, véritable fil rouge de ses rêves et éternel renoncement. Ou alors, Byron et son Corsaire, auquel il reviendra. Ou alors un nouveau sujet à connotation patriotique, comme Cola di Rienzo ou même Cromwell. Ni Verdi, ni Mocenigo ne parviennent à arrêter un thème qui puisse à la fois convenir au compositeur pressé, permettre d’envisager de bonnes rentrées pour le directeur et surtout plaire à la redoutable censure autrichienne.

C’est Verdi qui va avoir l’idée. En septembre 1843, Verdi écrit à Mocenigo : « Ah ! Si l’on pouvait faire un Hernani, quelle belle et grande chose ce serait là ! ». Voilà pourtant qui aurait pu finir aux oubliettes car le souvenir du charivari provoqué en 1830 lors de la création de la pièce de Victor Hugo et la méfiance immédiate que ne manquerait pas d’avoir la censure pour un auteur aux idées devenues trop progressistes à leurs yeux constituaient de bonnes raisons pour un renoncement immédiat. Mais Verdi insiste. Il suggère de recourir à de solides librettistes qu’il connaît bien : Solera ou Cammarano. Mais la direction du théâtre préfère se tourner vers un jeune auteur vénitien totalement inconnu. Il s’appelle Francesco Maria Piave. Il a 33 ans (Verdi en a 30 au moment où le projet débute), il a déjà écrit un livret pour Pacini en 1842 et a été contacté par le théâtre au sujet d’un éventuel Cromwell. Le compositeur, incertain, finit par se laisser convaincre de travailler avec lui. C’est le début d’un véritable couple lyrique. Le pauvre Piave, maltraité par un Verdi qui passerait facilement pour un harceleur moral aujourd’hui, lui donnera pas moins de dix livrets d’opéras.

Francesco Maria Piave

Pour l’heure, ses premiers projets pour Ernani (sans le H, à l’italienne) se heurte d’emblée à la censure, comme on pouvait s’y attendre : un récit qui fait d’un bandit un héros défiant les autorités et même la figure du roi, en l’occurrence Charles Quint et donc un Habsbourg, lequel passe pour un nigaud un peu lourdaud, voilà qui fait le même effet à la censure impériale que des gouttes de citron sur une huître fraiche. Elle s’en donne à cœur joie : la scène de la conspiration ? Vous n’y pensez pas ! Les effets de foule ? Jamais de la vie ! Des armes sur scène ? Et pourquoi pas appeler à l’insurrection ? Les dialogues entre Ernani et le roi ? Ils doivent être conformes à ce qu’on attend d’un sujet s’adressant à un souverain et pas d’un hors-la-loi prenant de haut son maître. Et bien sûr, grand classique, il faut changer ce titre trop subversif. La censure propose donc L’Honneur castillan, ou alors, « Le Bandit » ou encore Don Gomez de Silva.

Verdi en 1844

Verdi va opposer à toutes ces attaques une défense extraordinairement farouche. Piave continue donc sur le projet initial comme si de rien n’était. Il envoie les trois premiers actes à Verdi mi-novembre 1843, et tient lui-même tête au compositeur, qui veut (déjà) changer ses vers… tout en s’en défendant avec sa fréquente mauvaise foi et (déjà aussi), sa brusquerie, critiquant vertement la longueur du texte de Piave dans une lettre à Mocenigo :

« Je m’en voudrais de semer le trouble chez un poète en lui demandant de changer un seul vers. J’ai mis en musique trois livrets de Solera et, en comparant le livret original que je possède, avec l’édition imprimée, on ne trouvera que très peu de vers changés, de la main de Solera lui-même. Mais Solera a écrit cinq ou six livrets. Il connaît le théâtre, la dramaturgie et les formes musicales. M. Piave n’a jamais écrit pour la scène (ndr : ce qui est faux) et il est normal qu’il éprouve quelques difficultés en la matière. Ainsi, quelle soprano serait-elle capable de chanter, sans discontinuer, une grande cavatine, un duo qui finit en trio, et tout un finale comme Piave l’a fait dans le premier acte d’Ernani ? (…) J’affirme qu’il n’existe pas de poumons capables de réaliser un tel exploit. Quel maestro serait capable de mettre en musique un récitatif de cent vers, comme Piave en a mis dans le troisième acte ? … »

Carlo Guasco, créateur du rôle-titre

Verdi se rend pour la première fois de sa vie à Venise en décembre 1843. Il aime la ville, mais la trouve détestable pour sa santé, car il est particulièrement sensible à l’humidité. Après avoir supervisé la reprise locale des Lombardi, qui s’achève par un échec total et presque catastrophique, Verdi a grand besoin d’assurer le succès d’Ernani s’il ne veut pas compromettre durablement son avenir vénitien. Il se montre donc, comme il le sera souvent, très pointilleux sur la distribution qu’on lui propose. Il demande Carlo Guasco pour créer le rôle-titre, mais presque par défaut. Il s’inquiète au point de déprimer : « En dépit de mon indifférence apparente, je crois que je me ferais sauter la cervelle si Ernani devait échouer. Je ne pourrais pas le supporter, d’autant plus que ces Vénitiens attendent je ne sais quelle merveille. »

Comme pour le conforter dans cet état d’esprit, tout va mal : l’opéra se monte difficilement, entre retards et chanteurs impréparés. Verdi termine l’orchestration peu de temps avant la générale qui se passe pourtant très bien.

Sophie Loewe, première Elvira

Las ! Venise connait sa commedia dell’arte et c’est la patrie de Goldoni. Le jour de  la création, c’est un tumulte invraisemblable. Guasco râle sur tout et contre tous puis se retrouve sans voix à force de crier. Sa partenaire, Sophie Loewe, créatrice de la Giselda des Lombards, s’aperçoit subitement qu’elle n’a pas d’air de bravoure à sa mesure et en exige séance tenante, ce que Verdi refuse. Seule la moitié des décors est arrivée et la plupart des choristes n’ont pas de costume, la basse prévue pour Silva, elle-même sans voix, est remplacée au dernier moment par un bien nommé Selva, mais qui est un gamin de 19 ans qui a du mal à rendre crédible le vieux patriarche qu’il est censé incarné. L’exécution de la première est des plus médiocre, dans ces conditions.

Pourtant, le difficile public vénitien accueille très bien la partition, applaudit tout et fait un triomphe au compositeur. Mais Verdi n’est pas dupe : « Ernani (…) a obtenu un succès convenable. Si j’avais disposé de chanteurs -je ne dis pas de chanteurs sublimes, mais simplement de chanteurs qui sachent chanter- Ernani s’en serait aussi bien sorti de Nabucco et I Lombardi à Milan. » écrit-il à sa compagne Giuseppina Strepponi. Pourtant, ce cinquième opéra propulse durablement Verdi au panthéon lyrique italien malgré les difficultés qui suivront durant le reste de la décennie 1840, ces « années de galère » comme il les appellera et qui prendront fin avec la fameuse « trilogie ».

Antonio Selva, 19 ans lors de la création

Quelques années après la création de l’opéra, au soir du 2 décembre 1851, dans les rues d’un Paris pétrifié par le coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte, Victor Hugo, qui rentre chez lui rue de la Tour d’Auvergne où il vit depuis 1848, est prévenu que la police surveille son immeuble et l’attend. Il rebrousse chemin, court chercher Juliette Drouet et ensemble, ils se dirigent vers Bastille. Sur les murs, l’écrivain remarque des affiches récentes que barre de larges titres. Dans son Histoire d’un crime, il écrira : « On jouait Hernani au Théâtre italien, avec un nouveau ténor nommé Guasco ». De bataille en bataille, Hernani avait récupéré son H, Hugo son courage et Verdi un peu de sa future gloire.

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