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SCHUBERT, Winterreise – Saint-Etienne

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Spectacle
23 mars 2024
Le coeur et l’âme de Schubert

Note ForumOpera.com

5

Infos sur l’œuvre

Franz Schubert

Winterreise, opus 89 (D. 911)

24 lieder sur des poèmes de Wilhelm Müller

 

Détails

Le cycle est réorganisé, d’après la proposition de Dietrich Fischer-Dieskau, visant à reconstituer  l’ordre choisi par le poète dans son ultime version (1-5, 13, 6-8, 14-21,9-10, 23, 11-12, 22, 24).

Jérôme Boutillier, baryton et piano

Opéra de Saint-Etienne, Théâtre Copeau, 20 mars 2024, 20 h

Comme tous les chefs-d’œuvre, parfois illustrés dans les arrangements les plus variés, voire dans des mises en espace ou en scène, le Winterreise que nous propose l’Opéra de Saint-Etienne interroge à plus d’un titre. Il y a dix ans, William Kentridge proposait une version scénique, au Festival d’Aix-en-Provence. Nous en sommes très loin, malgré la scénarisation du récital. Le Théâtre Copeau, attenant à l’opéra, offre un cadre intime, favorable à l’échange, au partage. La scène figure un salon de la fin du XIXe siècle : un grand Pleyel ancien trône sur un tapis, au centre du plateau, le pianiste face au public. Un fauteuil de part et d’autre, une banquette et un guéridon, éclairé d’une lampe ancienne, sur lequel reposent une bouteille et un verre, quelques livres, cela suffira à nous entraîner au plus près de la musique. Ainsi est recréé le cadre d’un salon, lieu d’élection du lied, dont les épanchements intimes s’accommodent difficilement aux vastes salles de concert dont nous sommes familiers. Les discrètes variations de l’éclairage participeront à la dramaturgie. Le chanteur, élégant, svelte, entre en scène. Il troque son costume de ville pour une robe de chambre et des chaussures d’intérieur. Nous sommes ses invités, même s’il ne nous offre pas le breuvage (eau colorée !) dont il se délecte. Après une attente bienvenue, c’est Gute Nacht… Entre quelques groupes cohérents de lieder, leur inspiration, leur texte, leur illustration seront présentés avec une rare concision, allant à l’essentiel (1), témoignant une intelligence approfondie de l’œuvre.

Même si chacun de nos lecteurs fait son miel de Winterreise,  illustré par nos plus grandes voix, peut-être est-il utile de rappeler quelques faits que la célébrité du chef d’œuvre et la notoriété des interprètes ont souvent occultés. Ce n’est qu’en 1819 que le premier de ses lieder (Des Schäffers Klagelied, D 121) fut chanté en public, alors qu’il en écrivait depuis plus de huit ans (Hagars Klage, la plainte d’Agar, D. 5, 1811). Ainsi Schubert avait-il pris l’habitude de chanter ses nouvelles compositions en s’accompagnant, dans un cadre intime. Leur destination première n’était pas la salle de concert mais l’exécution conviviale, en famille ou entre amis. Michael Vogl, le créateur de Pizarro (dans l’ultime version de Fidelio) auquel Schubert se liera, leur donnera plus tard le plus large écho, participant à la diffusion de quelques-uns de ses joyaux alors que les éditeurs mirent longtemps avant de s’y intéresser.

Malgré son parcours maitrisien et sa pratique musicale constante, à en croire les témoignages, Schubert, qui chantait dès sa dix-neuvième année dans tous les registres – ténor, baryton comme falsettiste contrefaisant les voix féminines – avait une émission assez limitée, frêle. Rien de tel ce soir : Jérôme Boutillier a construit patiemment sa carrière pour figurer maintenant parmi les plus grands barytons de sa génération. Pianiste d’origine, nourri de la tradition viennoise, chef de chant avant d’atteindre à la célébrité comme chanteur lyrique, il ne cherche pas à se hisser dans le cercle étroit des grands Liedersänger de l’histoire : le propos est de nature différente. Son projet, fruit d’années de réflexion, d’étude et de travail, lui a permis de s’approprier toutes les composantes du miracle Winterreise. Ainsi chante-t-il et joue-t-il tout par cœur, citant tel ou tel passage du poème lors de sa présentation. Il n’est pas une nuance, un accent qui soient omis, le respect du texte est plus scrupuleux que jamais, pour une vie constante, une expression naturelle, sans pathos ajouté.

Même si la plupart des chanteurs sont d’habiles pianistes, on n’imaginait pas une maîtrise aussi extraordinaire du clavier : l’articulation, les touchers, les couleurs (à quand un piano-forte viennois des années 1830 ?), la conduite des lignes, la puissance du jeu, tout force l’admiration. La voix et le piano sont plus que jamais un même personnage. Sans jamais la moindre ostentation, la palette expressive la plus large, est mise au service du texte. La voix, bien timbrée, est remarquablement projetée, aux nuances infinies, avec le souci constant de l’intelligibilité de la narration. Car Jérôme Boutillier, en pleine possession de ses moyens, est un conteur hors pair, comme sa lumineuse présentation en témoigne. Nulle emphase, ni affectation ou recherche de « beau son », crémeux, velouté, le naturel et la vérité. Le propos est différent, quelque peu étranger aux lectures qui nous sont familières. L’aisance, le naturel, la souveraine liberté en sont les maîtres mots, servis par l’égalité des registres, avec des pianissimos filés, des aigus éclatants comme déchirants. Comédien autant que chanteur et pianiste, Jérôme Boutillier est une présence, dont la séduction est réelle, jusqu’au regard direct, qui suit le vol des corneilles, (Rückblick), l’auditoire est captivé.

Chanteur lyrique pour l’essentiel de son activité, attaché comme tel à la dramaturgie, il nous renvoie à celle du poète, Wilhelm Müller, qui impose dans son ultime version du recueil, un ordre qui dérange nos habitudes, comme si nous avions affaire à un livret d’opéra remanié. Si l’auditeur oublieux ou ignorant de l’ordre traditionnel ne peut qu’adhérer à la proposition (2), le schubertien fervent, comme l’historien documenté, sont bousculés dans leur confort, devant intégrer cette nouvelle organisation, qui témoigne d’une profonde intelligence du texte, littéraire comme musical.

Rappelons que le premier cahier, un tout achevé, s’inscrit dans le droit fil de Die schöne Müllerin. C’est l’opposition entre le souvenir du bonheur et la réalité d’un hiver du cœur, thème romantique s’il en est. Le second cahier, huit mois après l’achèvement du premier (3), d’une homogénéité rare, est centré sur le désespoir métaphysique. C’est le voyage de la vie, à la fin inexorable, glaciale, silencieuse. Des correspondances sont évidentes, c’est à une vision métaphysique, quasi nietzschéenne avant l’heure que l’illustration schubertienne nous invite. Il est courant que la plupart des chanteurs abordent le cycle comme s’il s’agissait d’un ensemble construit comme tel, homogène de vingt-quatre lieder, bien que les circonstances de composition, les textes, et – surtout – leur illustration, différencient clairement les deux cahiers. Dans cette nouvelle organisation, fondée sur la dramaturgie, disparaît la césure centrale, au profit d’une progression cohérente.

Le pari était un peu fou que d’oser chanter les 24 lieder d’une traite, en s’accompagnant – magistralement -, tout en explicitant ponctuellement, de façon concise, les textes, leur lecture et leur organisation. Jérôme Boutillier l’a gagné et renouvelle fondamentalement à la fois l’approche du cycle, de ses conditions de réalisation, comme du récital, dans sa forme comme dans son esprit. Nous n’énumérerons pas les pièces : retenons qu’aucune n’est affectée de la moindre faiblesse, avec les sommets bien connus, dont nous retiendrons – arbitrairement – Erstarrung, chanté comme si l’encre en était encore fraîche, un Lindenbaum solaire, Auf dem Flusse pudique, construit, un puissant Im Dorfe,  au piano superbe,  un Wegweiser mystique et désabusé, un Frühligstraum halluciné. On croit redécouvrir l’ouvrage, même si chacune des mélodies nous en est familière. L’intensité dramatique, comme l’émotion ne nous quitteront pas, pour culminer avec Mut, d’une incroyable puissance, puis le Leiermann, épuisé, plus dépouillé que jamais (4). Longtemps après le concert, les mélodies et les images fortes ne nous ont pas abandonné, nous sommes encore dans le mystère, renvoyant les plus belles interprétations que nous avions en mémoire à l’état de souvenirs.

Une salle comble, conquise, ne ménage pas ses ovations après avoir retenu son souffle durant cette inoubliable performance, dans ses significations anglaise comme française. En attendant que d’autres occasions permettent au plus large public de partager ce moment exceptionnel de force et d’émotion, ceux qui auront la chance de se rendre le 8 Juillet prochain, au festival lyrique de Montperreux (Doubs) ont une promesse de bonheur.

(1) y compris la référence au figuralisme élaboré de l’écriture pianistique, renvoyant opportunément à Bach. 
(2) Dietrich Fischer-Dieskau, sans jamais la mettre en pratique, proposait l’ordre suivant (p. 329 de son « Schubert und seine Lieder ») : 1-5, 13, 6-8, 14-21, 9-10, 23, 11-12, 22, 24. On le relira avec intérêt, comme Ian Bostridge, André Tubeuf, sans oublier l’étude concise et documentée de Jacques Chailley (Leduc, 1975). 
(3) Schubert note explicitement « Fine » après Einsamkeit. 
(4) Quel dommage que des applaudissements intempestifs se manifestent avant que la résonance de l’ultime accord, pianissimo s’épuise, rompant l’envoûtement dont nous étions captifs !

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24 lieder sur des poèmes de Wilhelm Müller

 

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