Chaque apparition de Marie-Nicole Lemieux suscite d’emblée la curiosité et l’enthousiasme. Le capital-sympathie est fort car la personnalité est attachante. La voix, généreuse, pose d’emblée à la fois l’autorité de tragédienne et la facétie constante de comédienne, entre drame et commedia dell’arte. S’il est vrai que les rôles opératiques nous permettent d’apprécier ses talents pour le jeu théâtral, l’art raffiné de la mélodie nous fait découvrir la dimension plus subtile de ses qualités d’interprète. Au fil des ans, elle a su aussi, et au-delà de sa bouillonnante personnalité, cultiver une plus grande intériorité comme pour conjurer la crainte de se laisser déborder par la générosité de son tempérament extraverti, ce qui lui a été souvent reproché. Ce soir à Gaveau, sous la verrière de la salle Marguerite, dans un programme qui fait la part belle à Goethe et Baudelaire, Marie-Nicole Lemieux, au sommet de son art, nous narre dans un art du dire maîtrisé, les thèmes du voyage idéalisé, mais impossible à accomplir, de l’amour déçu, et de la quête d’une sensualité rêvée. Si elle fait preuve désormais d’une plus grande réserve dans l’exercice du Lied et de la mélodie, elle ne se départit pas pour autant de cette personnalité gourmande, pétrie d’humour, qui interprète les pièces du programme comme on se délecte de mets raffinés.
Avec le Lied « Kennst du das Land » (Connais-tu le pays ?) qui ouvre le programme dans sa version Robert Schumann, Marie-Nicole Lemieux sait faire sien le texte, dans un allemand ciselé. Elle embrasse pleinement chaque mot du « Wie mit innigstem Behagen ». Et le plaisir renouvelé, tendu au public par un sourire aux lèvres ponctuant chaque fin de Lied, témoigne du bonheur de l’artiste d’être là. Le Schumann de Marie-Nicole Lemieux se pare ici presque d’un romantisme extraverti Berliozien, relayé à merveille par le piano de Daniel Blumenthal qui offre un soutien subtil à la vocalité pétulante de la chanteuse. Après Schumann, la chanteuse interprète trois Lieder de Schubert. Ses graves généreux, ses aigus sonores remplissant tout l’espace de La Salle Marguerite, dans « Der Musensohn » viennent rappeler les somptueuses possibilités de sa tessiture.
On soulignera la présence au programme de pièces rares de Fanny Hensel-Mendelssohn qui aurait certainement été une des figures les plus marquantes du romantisme allemand, si sa condition sociale, et l’interdiction formelle de son père et de son frère d’exercer son art ne lui avaient pas définitivement fermé l’horizon radieux d’un avenir musical prometteur. A la mélancolie du « Harfners Lied » succède le poème « Über allen Gipfeln ist Ruh » dans lequel la voix claire-obscure de Marie-Nicole Lemieux fait merveille. La première partie du récital s’achève sur trois beaux Lieder d’Hugo Wolf méditatifs et sombres. L’instrument de la contralto, fait montre ici d’une belle flexibilité et s’adapte à merveille au contraste des émotions, à la palette d’infinies nuances et de couleurs imposée par le texte et la musique.
Daniel Blumenthal, Marie-Nicole Lemieux © Brigitte Maroillat
Après une courte pause, le voyage proposé par l’artiste nous mène de l’Allemagne à la France, du Lied à la mélodie. Curieusement, la contralto semble plus à l’aise en terre germanophone que francophone. En langue française, la voix est superbe, toute en rondeur, mais l’accord entre musique et poésie apparaît toutefois moins profond que sur la plupart des Lieder. La chanteuse semble parfois être à la recherche de la juste adéquation entre la subtilité nécessaire aux mots et la projection des aigus, les son filés, la voix de tête. Mais cette réserve est vite oubliée, devant la très belle évocation de l’ « Albatros » de Baudelaire, sur les notes de Chausson, qui sied musicalement à la voix de la cantatrice faite d’un timbre splendide et d’une générosité que l’on sent à fleur de peau. Dans « Le Jet d’eau » de Debussy, la voix et l’interprète trouve un écrin idéal : l’instrument se fait sensuel, plus grave et transmet à la perfection l’extase du texte à l’auditoire qui impose soudain dans l’auditoire un silence respectueux. Pour « Recueillement », elle adopte une retenue qui sied à merveille à la gravité du propos.
« L’invitation au voyage » et « La vie antérieure » de Duparc concluent avec panache le programme, dans lequel la chanteuse, véritable messagère du bonheur, se fait poésie incarnée. Marie-Nicole Lemieux demeure, tout comme le public, totalement immergée dans le texte pendant un long moment, après les derniers accords du piano du remarquable Daniel Blumenthal qui tire ici bien des trésors miroitants de son instrument.
Après avoir gentiment houspillé une spectatrice en train d’immortaliser par l’image le récital via son téléphone portable (« On va vivre le moment au lieu de le filmer, n’est-ce pas ? »), Marie-Nicole Lemieux, prolonge le plaisir, en se délectant avec gourmandise, du texte étincelant du « Flacon » de Léo Ferré. Distillant les mots et les notes comme elle jetterait des bouquets de roses à son public, elle offre à ce dernier, une ultime perle, « Connais-tu ce pays ? » cette fois sur la musique d’Ambroise Thomas. Habitant le texte avec sensibilité et poésie, la chanteuse a fait entrer une ultime fois un coin de ciel bleu sous la verrière de la Salle Marguerite. D’éclats en fulgurances, la voix de la contralto canadienne se fit ce soir presque opératique dans une implication musicale totale et des nuances et demi-teintes in progress. La soirée fut plus qu’un plaisir partagé, un véritable régal !