Revendiquée zéro achat, la nouvelle Bohème bordelaise vaut moins pour ses vertus écologiques que pour son équilibre, essentiel dans une œuvre où musique et théâtre se confondent comme rarement – ce qui est l’une des raisons de son maintien au sommet du répertoire –, où le passage tragique de la jeunesse à l’âge adulte se fait à plusieurs voix, où le rapport entre ces voix importe, où les duos abondent, où certains ensembles réunissent deux barytons ou deux sopranos qu’il convient de ne pas confondre. C’est cette condition que remplit une équipe de chanteurs sans maillon faible, ni maillot jaune, d’égale valeur, pris ensemble ou séparément.
Poids moyen s’il fallait le ranger dans une catégorie de boxe, Arturo Chacón Cruz renoue avec sa nature originelle de ténor lyrique. Plusieurs prises de rôle dramatiques – dont Calaf dans Turandot à Strasbourg la saison dernière – n’ont pas affecté une voix toujours claire, toujours juvénile. Le chant se déploie sans bavure ; la quinte aiguë est rayonnante ; le contre-ut jaillit lumineux et précis. Voilà Rodolfo tel qu’en lui-même, d’abord prudent – « Che gelida manina » s’anime peu à peu avant de s’enflammer d’un feu mesuré –, puis sincère, tendre et ardent lorsque les sentiments s’exaltent.
Avec Mimi, Juliana Grigoryan étrenne en France un rôle qu’elle a chanté à Ravenne sous la direction de Riccardo Muti. Celle qui fut lauréate d’Operalia en 2022 offre à la cousette puccinienne un soprano rond, dépourvu d’acidité, au médium solide, sans que cette maturité vocale n’altère l’impression de fraîcheur. En osmose avec son partenaire, la voix gagne en confiance une fois le gué de son premier air franchi – « Mi chiamano Mimi » – et le personnage s’impose, dans son émouvante vérité – « Donde lieta uscì » sensible, tout en retenue.
Voix d’essence plus légère comme il convient, toujours musicale, Francesca Pia Vitale a développé une technique belcantiste par une pratique assidue de La sonnambula sur plusieurs scènes françaises en 2022. Les aigus de « Quando m’en vo » ne sont pas lancés comme des fléchettes mais émis piano, ce qui conjure la tentation de vulgarité à laquelle cèdent trop de Musetta – et qu’une robe très courte aurait pu encourager.
Thomas Dolié complète le quatuor. La science du legato tempère une moindre italianité, non dans l’articulation du texte auquel cet interprète chevronné du répertoire mélodique accorde la plus grande attention mais dans la couleur. Marcello s’impose lui aussi sans conteste, franc du collier, sain d’émission, naturel, sans que sa présence n’empiète sur l’espace imparti à l’autre baryton, Schaunard auquel Puccini a moins concédé. Guitare en bandoulière, Timothée Varon y confirme un potentiel vocal et scénique à valoriser dans des rôles plus développés.
Colline, lui, dispose de sa « vecchia zimarra » pour se singulariser. Goderdzi Janelidze est une de ces voix de basse dont l’est de l’Europe est généreuse, ni sentencieuse, ni rugueuse à la façon d’un Boris émigré en région parisienne, soyeuse au contraire et prometteuse à en juger son phasé et sa force expressive dans le peu de temps que dure son unique air.
© Éric Bouloumié
Dans l’attente de son nouveau directeur musical Joseph Swensen – à compter de la saison prochaine –, l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine s’épanouit sous la direction de Roberto González-Monjas, au point parfois de prendre l’avantage sur les chanteurs. Le chef et violoniste se fait miniaturiste lorsqu’il s’agit de souligner les innombrables raffinements instrumentaux dont recèle la partition, mais n’en perd pas moins de vue le lyrisme éperdu des phrases tracées d’un geste large et vigoureux. La réunion des chœurs de l’Opéra National de Bordeaux et de la Jeune Académie Vocale d’Aquitaine éclabousse de teintes vives le Café Momus.
Avec la consigne impérative de recycler costumes et décors de productions antérieures, Emmanuelle Bastet a fait preuve d’ingéniosité et intelligence. Ingéniosité pour évoquer les différents tableaux avec du bric et du broc. Une grande toile, un canapé, un réfrigérateur qui crie famine, un vieux poêle : voilà la mansarde, vidée au dernier acte de ses quelques accessoires de manière à symboliser la fin du passé insouciant ; un bar bariolé, façon rue Oberkampf, en guise de Café Momus ; un drap et des grilles Barrière d’Enfer derrière lesquelles douaniers et passants déambulent en ombre chinoise. Intelligence pour suggérer des ambiances, glisser d’un décor à l’autre, telle cette pluie d’étoile qui tombe des cintres durant « O soave fanciulla » et transposer l’action sans l’arrimer à une époque précise, quelque part à la frontière des XXe et XXIe siècles, tout en restant fidèle au récit, mais introduire derrière la misère du quotidien un mouvement, une poésie où chaque protagoniste existe, justement caractérisé. On redoutait une Bohème « zadifiée » ; on retrouve le chef d’œuvre de Puccini avec une émotion intacte. Préparez vos mouchoirs !