A Mycènes, dans la cour du palais une princesse sale, l’imprécation à la bouche, mange avec les chiens et terrifie toute la maison des Atrides. Prisonnière avec sa sœur Chrysothemis d’une demeure maudite dans laquelle sa mère, la Reine Clytemnestre a assassiné à la hache son époux Agamemnon avec la complicité de son amant, Egisthe, Elektra attend le retour d’Oreste, son frère, pour venger son père. Chacun connaît l’intrigue du chef-d’œuvre radical de Richard Strauss posant comme jamais les règles modernes de la tragédie (jamais égalée à ce jour), inférée tant du théâtre grec revu par Nietzsche que du post-wagnérisme et des avant-gardes au mitan des XIXe et XXe siècles. Pouvoir écouter à Paris cet ouvrage admirable, dont le livret d’Hofmannsthal, complice de Strauss pour vingt ans, sert avec une rare efficacité une musique d’une violence jouissive, est une joie qui ne se refuse pas – y compris quand l’opéra est donné sans mise en scène au Théâtre des Champs-Elysées.
Dans cet opéra paré des prestiges de la barbarie dionysiaque, Iréne Theorin et Violeta Urmana étaient de surcroît très attendues mais il faut bien reconnaître qu’une petite déception domine à l’issue de la soirée. En cause entre autres, l’impression qu’ont laissé la soprano suédoise quelque peu fatiguée, ou soucieuse de se ménager, et la mezzo lituanienne plus tout à fait au faîte de ses moyens malgré un charisme intact. Cornelius Meister prend d’ailleurs soin de museler le plus souvent l’orchestre, accompagnant parfois sagement le chant, quand on aurait rêvé d’une direction plus sauvage, telle que voulu par Strauss. Après les trois coups grandioses du motif ternaire du début, l’orchestre ne parvient à retranscrire que rarement l’allégresse ou le choc barbare attendus, si ce n’est au finale fortissimo bouclant alors avec grandeur au son des « Oreste, Oreste » lancés par Chrysothemis (magnifique Simone Schneider) une soirée à laquelle aura manqué la force tellurique d’une noire cérémonie sans concession. Le directeur musical de l’Opéra de Stuttgart se montre plus convaincant dans les passages lyriques préfigurant les œuvres straussiennes à venir, livrant peut-être une Elektra façon conversation en musique plutôt que brûlot expressionniste. Certes, la scène du TCE ne permet pas de réunir les 140 musiciens prévus par les meilleures productions, mais même avec sa centaine d’interprètes l’orchestre semble parfois manquer d’assise grave, un comble pour un orchestre germanique.
Que reste-t-il donc sans la profondeur abyssale du drame ? De très beaux moments, avec une première scène d’exposition où se défend avec alacrité une jeune garde de chanteuses convaincantes (les Servantes dont Stine Marie Fischer, Ida Ränzlöv et Maria Theresa Ullrich, entre autres), malgré une entrée un peu décevante d’Iréne Theorin (dont les « Agamemnon » semblent bien fades dans son air liminaire « Allein ! Weh, ganz allein ! » pour l’évocation du meurtre paternel). Certes, la soprano danoise a du métier et parvient souvent à servir la flamme intraitable du personnage (avec sa note tenue dans son évocation de l’absence d’Oreste « Wo bist du ? », le contre-ut non évité pour évoquer la danse sur la tombe royale ou plus loin dans ses imprécations à Clytemnestre avec quelques aigus triomphants) mais ce ne sera pas sa soirée d’anthologie pour ce rôle. Les nombreux pianissimi entendus ici ne conviennent pas à la fureur de ce personnage. Violeta Urmana en Clytemnestre frappe par son autorité tout en noblesse douloureuse mais peine à offrir un mezzo inoubliable, faute d’une déclamation un peu en-deçà des attentes avec des graves peu projetés. Excellente actrice, elle compense une certaine monotonie vocale, cherchant à gommer quelques aspérités de ce rôle « horrible » (selon sa créatrice même, Ernestine Schumann-Heink). Les entrées de Chrysothemis et Oreste enthousiasment a contrario.
Simone Schneider offre une superbe Chrysothemis, qui vole la vedette à l’héroïne éponyme. Son soprano rayonnant et puissant impressionne de bout en bout. La chanteuse communique admirablement « le feu intérieur » de la jeune fille frustrée mais indomptable dans son genre (« Ich kann nicht setzen und ins Dunkel starren »). Une puissance que ne pourra jamais vraiment faire entendre l’Elektra d’Iréne Theorin. L’Oreste du baryton polonais Pawel Konik, en troupe à l’Opéra de Stuttgart, a la majestueuse noblesse princière attendue, doté d’une voix richement timbrée et bien projetée. Après un intermède pleinement wagnérien, ses retrouvailles avec Elektra bouleversent, malgré un orchestre un peu trop alangui. Iréne Theorin ouvrage alors avec talent le chant de sa vision de rêve (« O lass deine Augen mich sehn, Traumbild … »). Après l’exécution des meurtres de la Reine et d’Egisthe au son d’une chasse orchestrale à la sauvagerie idoine, une bacchanale finale très réussie grâce à un chef lâchant enfin sa meute viendra clôturer une soirée inégale.