Premier épisode du Ring mis en scène par Stefan Herheim au Deutsche Oper, dont Thierry Verger avait partiellement rendu compte en 2021, sans excès d’enthousiasme – « Plongée en absurdie » titrait-il à propos de Die Walküre tandis que Gotterdammerüng n’était selon lui sauvé que par la musique. La découverte du cycle dans son intégralité permettra-t-elle de tempérer son jugement ? Il est trop tôt pour répondre. Souhaitons que les dernières images de la saga aident à mieux comprendre les premières. A l’issue du prologue, certains partis-pris s’ils demeurent obscurs n’entravent pas la lisibilité du récit, stimulé par un travail permanent sur le geste et le mouvement. Les idées foisonnent. Il faudrait revoir le spectacle plusieurs fois pour mieux en saisir la portée (un coffret DVD Naxos est disponible à cet effet). Des éléments de décor font office de leitmotiv : le piano, élément clé du dispositif, d’où jaillissent personnages et accessoires au gré de l’histoire ; l’anneau maléfique luminescent ; les valises portées par une cohorte de figurants, tour à tour migrants ( ?), ombres heureuses d‘un paradis originel ( ?) et soldats du Nibelung ; les voiles gigantesques utilisées pour enchainer les tableaux à vue et évoquer à l’aide de projections vidéo des cimes enneigées, l’antre de la terre ainsi qu’à la fin de l’opéra, l’arbre dans lequel Wotan plante l’épée – geste qui prépare l’épisode suivant. Si l’on peine à comprendre toutes les allusions, si quelques effets font pschitt – les métamorphoses d’Alberich –, bon nombre de scènes en mettent plein les yeux. Et que demande-t-on a un Ring finalement ? De retrouver son âme d’enfant face à un conte dont l’enchantement perdure bien que l’on en connaisse ficelles et issue. A ce titre, l’approche de Stefan Herheim comble nos vœux.
© Bernd Uhlig
Vocalement, le Walhalla serait à portée d’oreille si deux des principaux interprètes ne se situaient en deçà de nos attentes, élevées s’agissant de personnages essentiels à l’épopée. Iain Patterson est un Wotan sans envergure. La vaillance de l’aigu ne peut seule racheter l’insuffisance des autres registres. La présence, l’autorité, l’éclat… : l’attirail des qualités exigées dans le prologue font défaut à ce dieu, déjà crépusculaire, vaincu avant même d’avoir combattu. Il manque aussi à Jordan Shanahan une palette à la Soulages, l’impact et le dégradé infini de teintes sombres pour qu’Alberich, sinistre et inquiétant sous son maquillage de clown, puisse étaler les noirceurs de son âme. C’est donc sans surprise qu’au tomber de rideau l’applaudimètre consacre Thomas Blondelle. La voix saine, projetée transcende un rôle trop souvent réduit à un irritant glapissement. Déguisé en en Joker, ce Loge vif-argent use pour manipuler ses comparses d’un vocabulaire intarissable et d’une somme d’intentions sans cesse renouvelées. Au même niveau de caractérisation, même si moins mis en lumière par la partition, citons l’Erda de Lauren Decker, authentique voix de contralto au large vibrato dont l’apparition fait comme à chaque fois sensation ; le Fafner héroique de Tobias Kehrer qui démontre que ténèbres et clarté ne sont pas antinomiques ; la Fricka,de Annika Schlicht, mezzo-soprano égal et dépourvu de duretés, redoutable car inhabituellement séduisante. S’agissant de rôles appelés à revenir dans les prochains épisodes, voilà qui augure bien de la suite.
Donald Runnicles n’entre pas dans ce Ring par la grande porte. On a connu mi bémol fondateur plus insondable et étoffe instrumentale mieux tissée. L’acoustique de la salle porte sa part de responsabilité dans la pixellisation sonore même si les musiciens du Deutsche Oper baignent dans leur liquide amniotique. Les cuivres sont glorieux. Plus que les sortilèges orchestraux – les reflets ondoyants du Rhin, la majesté du Walhalla – dominent le flux continu du discours, l’équilibre et l’échelle des volumes, du murmure au paroxysme effrayant qu’atteignent certains climax. La chasse à l’homme qui ouvre La Walkyrie n’a pas encore débuté que l’on sent déjà l’haleine fétide de la meute en furie.