Retour en majesté des Maîtres chanteurs à Madrid, plus de vingt ans après les représentations dirigées par Daniel Barenboïm, qui sont restées dans les mémoires. Cette nouvelle production fait appel à Laurent Pelly, décidément à l’aise dans tous les genres, et qui offre une vision limpide, intelligente, dépoussiérée d’une œuvre dont il a tout compris, et dont l’humour n’est jamais absent.
Pour universaliser son propos qui vise à condamner les règles obscures que les hommes s’imposent à eux-mêmes, Pelly décide de totalement décontextualiser l’action dans le temps et l’espace. Ni les décors, gigantesques pour couvrir l’immense scène du Teatro Real, ni les costumes, sobres et intemporels, ne figent le propos dans tel ou tel espace-temps, et c’est bien vu. Le plateau est encombré d’immenses plans inclinés (qui pourront tourner au fil des actes) qui figurent l’instabilité du monde. Tout autour, les murs de la ville sont eux aussi bancals, les maisons du village, au II, figurées en cartons pâtes, évoquent un monde en proie à tous les séismes (culturels ?) possibles. Le tréteau est branlant sur lequel Beckmesser va lamentablement échouer dans sa tentative d’entonner le poème de Walther. Bref nous sommes en face d’un monde à bout de course, qui vacille à force de vouloir rester immobile et sourd aux appels au renouveau, à la grâce et à la poésie.
Les douze maîtres chanteurs, apôtres pour la plupart d’un rigide quant-à-soi, sont remarquablement mis en scène. Tous vêtus et coiffés d’un noir assommant, interchangeables dans leur étroitesse d’esprit, ils apparaissent, lorsqu’ils siègent pour délibérer ou converser, au travers d’un immense cadre d’un tableau de maître monumental. Mais ce cadre est, à l’image du monde alentour, branlant et en passe de se désintégrer ; on aura compris qu’il représente les règles étroites dont ils se veulent les intraitables garants. Et lorsque, au III, alors qu’il a gagné haut la main son duel face à Beckmesser, Walther s’adresse aux maîtres chanteurs qui s’apprêtent à l’introniser comme l’un des leurs, il leur fait face sans jamais franchir ce cadre. Et malgré l’ultime plaidoyer de Sachs, censé convaincre Walther de rejoindre la confrérie, celui-ci choisit la fuite avec Eva et, chacun d’eux s’échappe sur cour et jardin pour aller tirer le rideau final, histoire de tourner définitivement le dos à ce monde du passé.
Il n’y en a qu’un, parmi les maîtres chanteurs, qui comprend très vite l’excessive rigidité des règles imposées par la guilde : Hans Sachs vit dans une pièce où se côtoient les deux univers qui le nourrissent : son atelier de cordonnier et sa bibliothèque. Belle image, en ouverture du III, où Sachs apparaît plongé dans ses livres, comme à la recherche de son oxygène.
© Javier del Real
L’orchestre du Teatro Real est dirigé par Pablo Heras-Casado ; c’est un très bel orchestre, rompu à ce répertoire. Le discours musical est clair mais les équilibres sont un peu instables. Aux débuts des I et III la balance penche un peu trop vers l’orchestre et, au sein de celui-ci, les cuivres prennent souvent le dessus sur les cordes. Quant à la mandoline désaccordée de Beckmesser, il fallait tendre l’oreille pour en percevoir les gémissements. Chœur et chœur d’enfants imposants. Tant la diction que la vigueur sont irréprochables.
Le plateau vocal est de premier ordre et il faut d’emblée rendre hommage à la prestation de Gerald Finley, qui peint un Hans Sachs plein d’humanité et de chaleur. Cette humanité (avec ses faiblesses donc) et cette chaleur, nous les retrouvons dans le discours musical parcouru d’intelligence. Il lui manque aujourd’hui la puissance qui a pu être la sienne naguère et cela s’est ressenti surtout au I, mais son expressivité est intacte : « Was duftet doch der Flieder » au II et surtout son « Wahn, Wahn » du III, d’une sidérante intensité, forcent l’admiration. Walther est tenu par Tomislav Mužek, Prince (Rusalka) convaincant à Bordeaux, qui s’attaque ici à un rôle d’une toute autre dimension. Le charme opère toujours, la voix est claire, parfois éclatante et les innombrables répétitions de son « Morgenlicht leuchtend » ne viennent pas à bout de son endurance, même si les efforts, pour rendre justice à cette envoutante rengaine, sont perceptibles.
L’américaine Nicole Chevalier est une Eva décidément bien docile. On aurait pensé qu’elle incarnerait avec plus de personnalité ce rôle qui méritait d’être dépoussiéré. Toutefois, la voix n’est pas en cause ; sûre, expressive et capable de faire face aux exigences de la partition. Jongmin Park, plusieurs fois König Marke en France, tient le rôle de Pogner, le père d’Eva. La basse chante et montre toute son aisance dans les quelques tréfonds de sa partie. L’autre grand Maître chanteur est le Sixtus Beckmesser incarné par Leigh Melrose ; à l’aise dans bien des répertoires, il livre une prestation hors norme, saluée à juste titre par le public. C’est autant l’acteur, figurant un Beckmesser tordu par la malice, que le chanteur au baryton efficace qui a été ovationné. Sebastien Kohlhepp est un David valeureux ; il lui revient le rude privilège de concentrer l’essentiel de son rôle en début de pièce, dans son initiation aux règles du bien-chanté qu’il dispense à Walther. Son « Fanget an » est remarquablement porté d’un bout à l’autre. Sa promise Magdalena est tenue par Anna Lapkovskaja dont on apprécie plus le timbre dans le medium que dans les forte plus aigus.
Et puis il y a aussi la belle cohésion des autres maitres chanteurs, dont les rôles sont moins exigeants mais qui forment une équipe fort homogène dans la volonté de ne surtout rien changer ! Paul Schweinester (Vogelgesang), Barnaby Rea (Nachtigal), Jose Antonio López (Kothner), Albert Casals (Zorn), Kyle van Schoonhoven (Eisslinger), Jorge Rodriguez Norton (Moser), Bjorn Waag (Ortel), Valeriano Lanchas (Schwarz) et Frederic Jost (Foltz), brillent tant par le chant que par le jeu.