C’est bien d’un « théâtre musical » qu’il s’agit. De marier la parole et la musique, de célébrer le Tasse et de mettre au centre de cette représentation le Combattimento di Tandredi e Clorinda.
Dans le droit fil d’ailleurs des souhaits de Monteverdi qui demandait qu’on en fît précéder l’exécution de « quelques madrigaux ».
Et c’est donc une manière de collage, le tissage d’un texte parlé et d’illustrations musicales. Ainsi la première fois que Jérusalem sera nommée, on entendra le « Jerusalem » de la Messe L’Homme armé de Dufay, et peu après, en manière de tapis sonore de luxe, le « Benedicta es, Jerusalem » des Vêpres de la Vierge de Monteverdi.
Un théâtre musical, né de l’entente de Leonardo García Alarcón et de Jean-Yves Ruf, dont c’est la troisième collaboration, après l’Elena de Cavalli (Aix-en-Provence, 2013) et la Finta Pazza de Sacrati (Dijon et Versailles, 2019). Au metteur en scène, l’élaboration du texte parlé d’après la Jérusalem délivrée du Tasse – et dont il signe la version française, inspirée de la traduction de Jean-Michel Gardair ; au musicien tout le reste, c’est-à-dire les choix musicaux et la composition de ponctuations musicales pour le continuo de la Cappella Mediterranea.
La plupart des textes chantés sont bien sûr du Tasse, ainsi le « Dispietata pietate », madrigal de Sigismondo d’India ou le « Vattene pur crudel » de Monteverdi. Ou le « Segue egli la Vittoria » du moins connu Tiburtio Massaino ou le « D’un bel pallore », de l’encore moins connu Antonio il Verso (auteur pourtant d’une vingtaine de livres de madrigaux).
Mais le très beau « Interrote speranze » de Claudio est sur un texte de Guarini (très beau duo de Valerio Contaldo et Andreas Wolf) et son « Si ch’io vorei morire » de Maurizio Moro. Quant au « Solo e pensoso » de Marenzio, il met en musique Pétrarque.
On le voit, l’idée est de créer un continuum musical où dialoguent l’amour et la mort. Visuellement, le beige domine, pantalons d’explorateurs et pataugas pour à peu près tout le monde, y compris Leonardo García Alarcón derrière son clavicorde. Quelques ceintures moyen-orientales, quelques bijoux de laiton, une cuirasse couleur bronze pour Clorinda et un simple gilet à bandes dorées en guise d’armure pour Tancredi. Au fond quelques rideaux, moyennement heureux, mais qu’on oublie.
On est à Genève dans la toute jeune Cité bleue, dont Leonardo García Alarcón est le directeur à la passion communicative. Il a inauguré cette maison avec l’Orfeo de Monteverdi. Sans doute est-ce pour cela que, tout au long de cet Amour à mort, on se prend à penser que les premières représentations d’opéra devaient ressembler un peu à cela : quelques musiciens assurant le continuo et quelques chanteurs-diseurs madrigalisant, tous réunis dans un même espace, essayant de ressusciter un idéal gréco-romain imaginaire. Croisé ici, et tant pis pour l’anachronisme, avec un Moyen-Âge fantasmé, celui du Tasse.
On aime voir les musiciens occuper l’espace, se déplacer, composer des groupes changeants, occuper le plateau (voire danser avec fougue comme le violoniste Yves Ytier déjà remarqué dans cet exercice dans Orfeo). On est dans une recherche d’un genre nouveau, très fluide, à mi-chemin de la mise en espace et de la mise en scène, à la fois simple et élégante, laissant toute sa place à l’émotion.
Double entrelacement musique-parlé, français-italien
Mais c’est aussi une marqueterie virtuose, un entrelacement de ponctuations sonores, instrumentales ou chantées, parfois très brèves. Pour le dire d’un mot, c’est souvent plutôt prime le parole. Et parfois l’on aimerait que la musique respire plus à son aise. Les madrigaux sont traités (notamment au début) avec une certaine décontraction, ainsi le « Si ch’io vorrei morire », découpé en petits morceaux pour illustrer le texte parlé. Texte un peu prolixe, à notre goût, et dit par quatre comédiens inégalement convaincants dans un genre difficile. Il faut dire que l’acoustique de la salle les dessert plutôt. Assez flatteuse pour la musique, elle reste très mate pour la voix. On aimerait parfois que les mots soient simplement proférés dans leur nudité. En s’inspirant de la projection (impressionnante) des chanteurs. Ce sera notre seule réticence.
Donner chair au madrigal
Car, côté musique, c’est une belle réussite. Une réussite à laquelle tous participent. Et c’est ainsi qu’on verra toute la troupe chanter certains passages repris en chœur où on croira distinguer la voix ténorisante de Leonardo García Alarcón. Et que l’élégiaque et si beau « Si dolce è’l tormento » de Monteverdi, non crédité au programme, mais si souvent chanté par Mariana Flores, sera interprété ici avec une manière de ferveur paisible. C’est sans doute cette simplicité à donner chair à l’art du madrigal qui fait l’émotion de ce spectacle.
Mais c’est bien sûr le Combattimento qui est le morceau de bravoure du spectacle. Valerio Contaldo est un formidable Testo. On retrouve la projection, l’intensité, l’éclat de son Orfeo, ses vocalises d’une vigueur terrible, sa fougue à se lancer tête baissée dans la bataille, sur les coups de boutoir des ponctuations instrumentales (le motif du cheval). Puis s’apaisant pour les stances à la nuit (« Notte, che nel profondooscuro seno) lancées d’une voix d’un lyrisme paradoxalement solaire.
Le combat est alors représenté (puisque c’est de stile rappresentativo qu’il s’agit) par les comédiens, dans une manière de pantomime arrêtée. Montée en puissance formidable du ténor (en même temps que l’un des comédiens, Thierry Gibault, sous-titre l’action en français), orchestre formidablement incisif et violent dans cette phase aiguë du combat, jusqu’au soudain coup de fatigue des combattants « appuyés au pommeau de leur épée ». Entrée en jeu alors du non moins éclatant Andreas Wolf, superbe Tancredi, puis de Mariana Flores, farouche et inapaisable Clorinda. Le combat reprendra de plus belle jusqu’à la mort de la combattante dont la déploration s’élèvera, vibrante et suspendue, « Amico, hai vinto ; io ti perdon… »
L’amour vainqueur de la mort
Comme pour illuminer cet récit sanglant, ou lui donner une autre dimension spirituelle (et profondément monteverdienne), Leonardo García Alarcón y insère des madrigaux chantés par tous, le « Segue egli la Vittoria de Tiburtio Massaino et le « D’un bel pallore » d’Antonio il Verso, comme des lamentos ouvrant sur un autre monde, celui qu’exprime la voix de Mariana Flores « S’apre il ciel, io vado in pace ».
Après ces éclats guerriers, et pour que l’amour triomphe de la mort, le récit fera apparaître la douce princesse Herminie. À nouveau, on admire comment, en arrière-plan musical au texte parlé, des pièces méconnues (le « Era la notte » a cappella d’Antonio il Verso) peuvent ouvrir sur un autre monde.
Par un « prodige d’amour » et un flot de larmes, Herminie ramènera Tancredi à la vie. Alors dans une succession très émouvante, apaisée, sereine s’élèvera le très beau et très mélancolique « Misera non credea » de Francesco Neri, chanté avec beaucoup de sensibilité par le contre-ténor Logan Lopez Gonzalez, puis le doux « Pietosa bocca » d’Antonio Cifra, comme pour montrer à quel point ces différents univers madrigalesques se marient naturellement.
Jusqu’à l’ultime « Così sol d’una chiara fonte viva », extrait du VIIIe livre de madrigaux de Monteverdi (sur un texte de Pétrarque), virtuose, insaisissable tant il multiplie en quelque trois minutes les climats, les rythmes, les alliages de voix, les chromatismes, les affetti, laissant l’auditeur dans un sentiment indécis, adieu et ouverture à la fois : « Mille fois par jour je meurs et mille fois je renais ».
Fin saisissante d’une belle représentation qui ne tardera sans doute pas à être redonnée ici et là.
Pour en savoir plus, voir le site https://www.tassomusic.org