Reprise au théâtre national du Capitole de Toulouse du Pelléas et Mélisande proposé par Eric Ruf, administrateur général de la Comédie Française, et co-produit par le Théâtre des Champs Elysées, l’Opéra de Dijon, le Stadttheater Klagenfurt et l’Opéra de Rouen Haute-Normandie. Au gré de ses voyages, cette production a connu nombre de distributions, notamment celle du TCE dont il a été rendu compte dans ces colonnes. Celle proposée à Toulouse est une merveille, portée par une mise en scène enthousiasmante de grâce et de poésie et un jeu d’acteurs qui, dès la première, capte le spectateur et le maintient tout du long en haleine. Les trois premiers actes s’enchainent et on aurait presque souhaité qu’il en soit de même des deux derniers, l’entracte rompant quelque peu le charme, brisant la toile que Ruf tisse inexorablement autour du spectateur.
Ce charme, consubstantiel à Pelléas, cette ambiance si particulière, unique et inimitable, c’est une poésie du verbe et de la musique, où chaque parole compte, chaque intonation ; c’est, pour le metteur en scène, la recherche d’une gestuelle millimétrée, de déplacements au ralenti où les pas sont mesurés, les rapprochements contraints, les étreintes fugitives.
La toile de fond est sombre, disons noire, comme la trame du drame qui file sous nos yeux. Une forêt ? Une mer ? Un lac ? Une mare ? Qu’importe. Un immense filet au lever du rideau trempe dans l’eau. Il finira par se soulever, libérant les énergies qui vont mener Pelléas vers Mélisande. Mais l’eau restera omniprésente. Y compris au V, entourant le lit de Mélisande agonisante, la rendant définitivement inaccessible à Golaud (qui ne s’approchera d’elle qu’une fois morte – au contraire d’Arkel).
Et puis il y a le jeu des couleurs, d’une grande subtilité. Tout habillée de blanc et d’une traîne interminable au début du I, Mélisande va vite, au contact de Golaud, et comme par mimétisme, se revêtir de sombre. Elle sera ainsi vêtue jusqu’à la fin du II, où elle et Pelléas s’enfonceront dans la grotte et le mensonge.
Et brusquement, au III, le sommet de l’œuvre, cette scène à la fenêtre où, dans l’immensité de la nuit, Mélisande apparaît, soudain en majesté et tout d’or et de lumière vêtue, telle la femme fatale que Klimt a si souvent déclinée. La couleur inonde alors son personnage, ses cheveux, son immense chevelure rousse dans laquelle Pelléas se perd et qui le perdra. Cette ambiance très « fin de siècle » nous renvoie définitivement vers les années de la Sécession viennoise. La longue, l’interminable et la fatale étreinte presque lascive de Pelléas et Mélisande au III, ne nous renvoit-elle pas vers « Der Kuβ » (« Le baiser ») ? Et ne faut-il pas voir dans les énigmatiques trois servantes, qui apparaissent à au moins trois reprises, un renvoi au tableau « Die drei Lebensalter einer Frau » ( « Les trois âges de la femme »), quasiment contemporain de la création de Pelléas. On l’a compris, c’est Mélisande qui accroche la couleur, quand l’amour se déclare. Dans ce troisième acte justement, elle capte la lumière qui la suit dans ses mouvements, Pelléas, lui, restant dans l’ombre. Et le coup de couteau que Golaud plante dans le dos de son demi-frère, éteint dans le même temps toute flamme chez Mélisande, qui ne peut que se mourir, comme une bougie à court d’oxygène se consume lentement et définitivement.
© Marco Magliocca
Si la couleur est portée par Mélisande, elle l’est aussi par l’orchestre. Tout démarre dans le noir (les pupitres ne s’allument qu’après quelques secondes – d’où un inévitable faux départ des cordes) mais très vite les couleurs, notamment celle des vents, vont faire resplendir la fosse. Le vaste kaléidoscope debussyste va se mettre en place et illuminer trois heures durant ; il faut saluer à sa juste mesure la précision avec laquelle Leo Hussain fait flamboyer l’orchestre national du Capitole.
Mais gardons le meilleur pour la fin. La plateau vocal nous fait miroiter ce que pourrait être la perfection dans ce répertoire ; de toute évidence la distribution s’est faite avec une grande connaissance des forces en présence et une parfaite adéquation aux rôles. Anne-Sophie Petit est un Yniold à la fois bambin fragile et gamin joueur. Janina Baechle avec sa voix brunie est parfaite en Geneviève inquiète du devenir de ses garçons. Franz-Josef Selig le grand, qui a un peu peiné à stabiliser sa voix au I, rend un dernier acte où toute la gamme, qui peut descendre très profondément, est magnifiquement habitée. A saluer chez ce germanophone une diction française irréprochable. Tassis Christoyannis est Golaud. La voix est forte et transpire l’autorité. Il campe l’incapacité d’aimer et finit par se réfugier dans les ténèbres. Victoire Bunel et Marc Mauillon enfin délivrent ce soir une prestation confondante de justesse. Elle est une Mélisande complexe, sauvage et fatale, distante et aimante successivement. La voix est solide, forte d’harmoniques qui enrichissent le discours. Lui incarne à la perfection le beau chant français ; voix claire et toujours chantante, capable de puissance quand nécessaire et diction soignée.
La flamme olympique était passée quelques heures plus tôt place du Capitole. Visiblement, son énergie a été communicative.