Après une série de concerts en 2022 (notamment à Liège et à Paris), Cecilia Bartoli aborde pour la première fois scéniquement le rôle de Sesto dans le cadre de son Festival de Pentecôte, un rôle qu’elle avait d’ailleurs enregistré au tout début des années 90. En dépit du titre de l’opéra, le rôle de Sesto est certainement le plus important de l’ouvrage et le plus difficile à distribuer, tant par la technique vocale exigée que par la large gamme d’émotions sollicitée L’interprétation fulgurante de Cecilia Bartoli est ici une totale réussite. La technique, le chanteuse italienne la possède sur le bout des doigts : tout parait si facile qu’on en viendrait presque à oublier la difficulté du rôle. Les vocalises sont parfaites, la voix est homogène sur l’ensemble de la tessiture, et le chant est d’un pur style mozartien. Au delà de cette perfection vocale, on apprécie surtout un engagement dramatique toujours justement dosé, ni histrionique, ni trop distant. Interprété avec une fièvre retenue, son « Parto, parto » au premier acte n’est pas un simple numéro virtuose mais le miroir des sentiments contradictoires de Sesto. Son « Deh per questo istante solo » exprime parfaitement la complexité des remords de Sesto, tourmenté non par la perspective de la mort mais par le désespoir d’avoir trahi Tito. Du grand théâtre.
A ses côtés, Daniel Behle est un Tito de belle allure, au format vocal requis. Le timbre est un peu blanc et l’émission nasale, mais la musicalité est sans défaut et la diction particulièrement nette. Le chanteur sait admirablement exprimer les sentiments contradictoires du personnage, tout en restant l’empereur supposé maîtriser ses émotions. Le ténor offre enfin une superbe exécution de sa grande scène « Se all’impero », avec des vocalises précises, une parfaite maîtrise du souffle, et une belle autorité : un autre grand moment de la soirée.
Alexandra Marcellier est une Vitellia un brin exotique : l’émission, avec son vibrato serré un peu marqué, est assez éloignée de la pureté mozartienne ou de l’autorité des Julia Varady, Carol Vanesss ou Lucia Pop (pour n’en citer que quelques unes). Au positif, la voix est puissante et les coloratures sont bien exécutées. Le soprano excelle dramatiquement avec un personnage maléfique, autocentré et inaccessible au remords, parfaitement incarné, en osmose avec la mise en scène de Robert Carsen.
La jeune Anna Tetruashvili (28 ans) est un superbe Annio, bien chantant et capable d’exprimer avec délicatesse une belle palette d’émotions. On la sent clairement à même d’incarner dès maintenant un Sesto convaincant. Mélissa Petit offre une Servilia de belle tenue, au timbre joliment corsé, au chant d’une grande douceur. Ildebrando D’Arcangelo est un Publio de luxe, quasi belcantiste, à l’émission triomphale, et dramatiquement vénéneux et qui brûle les planches avec sa seule présence.
L’acoustique artificielle de la salle ne nous a pas permis d’apprécier dans sa complétude le travail de Gianluca Capuano à l’orchestre. Les vents l’emportent sur les cordes, le dialogue promis entre clavecin et pianoforte passe aux oubliettes et les voix dominent exagérément le tout. On apprécie toutefois une direction dramatique aux tempi incisifs, bien en phase avec le plateau vocal, et qui soutient l’action théâtrale avec intelligence et musicalité et moins de noirceur que dans la mise en scène. Le choeur Il Canto di Orfeo est une fois de plus impeccable.
Le dernier (ou avant-dernier) chef d’oeuvre de Mozart n’a pas trop inspiré Robert Carsen qui reprend ici l’esthétique de son Aida créée à Londres en 2022. Nous sommes dans un univers tristounet aux décors aux tons verdâtres, avec un mobilier années 50-60 rehaussé de moniteurs TV dernier cri. Les images des incidents du Capitole de Washington sont reprises pour illustrer la tentative d’assassinat de Tito au Capitole… de Rome, mais la référence moderne ne va pas plus loin : Sesto n’a pas les cheveux orange. Sans grande surprise, le metteur en scène détourne la conclusion finale : pardonnée par l’empereur, Vitellia en profite pour faire capturer Servilia et Anio, tandis que les insurgés et Publio viennent assassiner pour de bon Tito. Fin un peu téléphonée qui fait fi du message politique, voire maçonnique, de l’œuvre, celui de la clémence comme principe d’un gouvernement éclairé. Leopold II, qui avait commandé l’œuvre pour son couronnement, n’aurait guère apprécié ce contre-sens romantico-véristo-moderniste. L’ouvrage est aussi (et peut-être d’abord) un hommage de Mozart à un souverain réformateur : quand il n’était encore que Grand-duc de Toscane, Leopold fut le premier à abolir de façon permanente la peine capitale, le 30 novembre 1786 (sept ans avant la Terreur). La torture fut également interdite. Au positif, Robert Carsen connait son métier et sait clairement animer un plateau : le spectacle est d’une grande fluidité, avec de rapides changements de décors, et la direction d’acteur est excellente. Carsen imprime ainsi un rythme presque cinématographique à un opera seria naturellement statique. Ce n’est pas un mince exploit !