Après le Grand Théâtre d’Angers et avant l’Opéra de Rennes, cette passionnante production de Tosca s’arrête au Théâtre Graslin de Nantes. Brigitte Maroillat avait entendu la première distribution italo-polonaise à Angers dans les deux rôles principaux et ce sont des interprètes respectivement grecque et basque pour Floria Tosca et Mario Cavaradossi qui reprennent ici les rôles en alternance.
Lorsque le rideau se lève sur une structure avec voiles de chantiers dans un volume tout nu, on se dit qu’on est bien loin des marbres et fastes des décors d’origine et l’on se met à craindre un grand vide abyssal doublé d’un manque d’imagination total. Or, c’est à une magnifique épure que l’on assiste, où tout fait sens et se met au service de la profusion sonore sensuellement luxuriante de Puccini, dont on commémore ici fort dignement l’anniversaire de la disparition. La mise en scène de Silvia Paoli est remarquable de sobriété et de précision. Elle-même actrice, la jeune italienne est une épatante directrice d’acteurs. Chaque personnage est juste et, cerise sur le gâteau, les artistes ont le physique de leur rôle. De quoi favoriser encore, s’il le fallait, l’empathie avec l’univers voulu par Silvia Paoli décrit par elle comme « un espace qui laisse les interprètes seuls et véritables protagonistes ». Il faut souligner le travail de la costumière Valeria Donata Bettella dont les créations intemporelles et très seyantes sont un régal pour les yeux. Les lumières sculptées par Fiammetta Baldisserri sont également au cœur du dispositif, notamment par le jeu sur les ombres, ce qui donne par exemple à Scarpia des airs de grand guignol ou de héros expressionniste à la Fritz Lang, sorte de M le Maudit ou S le Salaud. Selon les propos de la metteuse en scène, Scarpia est le héros absolu du drame, musicalement omniprésent : « c’est un satyre fanatique, l’incarnation même de l’abus de pouvoir ». C’est dit. L’univers visuel qui entoure les trois protagonistes principaux plonge dans différents univers capables de convenir à tous publics, du manga aux films de super héros en passant par la peinture classique (sans oublier les fans du minimalisme, bien sûr). Le premier acte se termine cependant sur une spectaculaire et merveilleuse recréation picturale à la Caravage qui reprend la composition de Mattia Preti dans le chœur de l’église Sant’Andrea della Valle pour la Crucifixion de Saint André ; une scène que n’aurait pas renié Pasolini dans La Ricotta. Le tableau vivant qui se crée ainsi devant nos yeux magnifie un Te Deum impeccable. Toute l’équipe technique est féminine à l’exception d’Andrea Belli dont on admire le travail de scénographie tout comme celui de collaboration aux mouvements de Rosabel Huguet. Une affaire de femmes, donc, principalement, pour un spectacle dans l’air du temps.
La soprano Myrtò Papatanasiu est diva jusqu’au bout des gants. Les yeux aussi noirs que ceux de son personnage, parfaitement insupportable de jalousie inquiète (mais pourquoi pas justifiée puisqu’on peut tout à fait concevoir que Cavaradossi s’éprenne véritablement de l’Attavanti qu’il sublime en Marie-Madeleine…), merveilleusement belle, la soprano Grecque semble naturellement tragédienne, à l’image d’une certaine Maria, Tosca absolue. Pas de chandeliers à la Sarah Bernhardt ou à la Zeffirelli, ici, après le baiser de Tosca, mais une froide détermination mêlée de panique. Le suicide final consiste à se faire sauter le caisson plutôt que de se lancer dans le grand saut, mais le geste impressionne et la belle s’effondre au beau milieu du charnier composé d’un amoncellement de squelettes, ce qui ne manque pas de faire frémir l’assistance. Vocalement, le constat est plus mitigé, quoique finalement favorable. Une certaine aigreur de timbre, de nombreuses aspérités ou certaines approximations correspondent parfaitement au personnage et aux tourments qu’elle affronte vaillamment. Le Vissi d’arte est en revanche pure splendeur et délicatesse et la belle achève de convaincre dans une dernière scène poignante et déchirante. Andeka Gorrotxategi incarne aux côtés de Myrtò Papatanasiu un Cavaradossi de rêve, aussi crédible scéniquement que vocalement. S’il craque malencontreusement son « Vittoria », il fait ensuite chavirer tout le théâtre dans un « E lucevan le stelle » d’anthologie. Voix puissante, timbre sensuel et séduisant, sens de la nuance, tout cela est très poétique, délicat et parfois jouissif. On a entendu des Scarpia plus noirs, voire glaçants, mais Stefano Meo ne dépare en rien dans le rôle du salaud intégral, suivi par une horde de sbires mi-flics, mi-chiens renifleurs noirs et silencieux qui le rendent plus inquiétant encore. Si la performance vocale égalait celle de l’acteur, nous aurions le Scarpia parfait. La puissance n’est pas toujours au rendez-vous, mais c’est là chipoter, parce que les chœurs sont particulièrement sonores dans le Te Deum où l’Italien fait toutefois preuve d’une morgue, d’une perversion démoniaque et d’une lubricité intense. Hué à Angers où l’on a sans doute confondu l’homme avec son personnage, Stefano Meo ne s’est pas laissé démonter, comme il le confie en entretien. Sardonique, il le demeure ici jusqu’aux saluts, où il arrive, d’une allure empreinte de fatuité et de perversité pour cette fois, être reçu par une ovation continue par un public debout.
Les autres interprètes sont tous excellents, de Jean-Vincent Blot qui campe un Angelotti très digne et déterminé, au sacristain vibrionnant et drolatique de Marc Scoffoni en passant par le lumineux pâtre que propose Hélène Lecourt. Et dans ce triomphe des femmes à l’ouvrage, saluons également le superbe travail de Clelia Cafiero, fine spécialiste puccinienne (elle en parle très bien dans nos colonnes). À la tête de l’Orchestre national des Pays de la Loire composé d’une quarantaine de musiciens dans cette réduction pour orchestre de chambre par Riccardo Burato, la jeune cheffe nous fait entendre un tissu musical d’un riche chromatisme qui a enveloppé la salle et permis d’entendre de très belles et plutôt rares sonorités, au plus près du drame. Le public nantais a fait une ovation de plus d’un quart d’heure à ce spectacle, du jamais vu, selon une amatrice qui soulignait qu’elle n’avait jamais vécu ça dans ce théâtre qu’elle fréquente pourtant depuis des décennies. Et cela tombe bien : un large public va pouvoir se faire une idée de cette Tosca qui va être diffusée gratuitement sur grands écrans dans plus de cinquante villes. C’est la cinquième fois, après le Vaisseau fantôme en 2019, la Chauve-Souris en 2021, Madame Butterfly en 2022 et L’Elixir d’amour l’an passé, qu’un opéra va ainsi être diffusé dans toute la Bretagne et au-delà, dans le cadre d’un dispositif de plus en plus populaire.
Les lieux de projection gratuite de l’opéra, samedi 8 juin à 20h, sont précisés sur la page dédiée du site d’Angers Nantes Opéra et celui de l’Opéra de Rennes. L’opéra sera également diffusé en direct, notamment sur les sites internet de France 3 Bretagne et Pays de la Loire puis en replay sur France.tv.