Plutôt que de faire des adieux à domicile ou dans une des nombreuses institutions qui ont pavé sa carrière et l’ont décorée – Munich, Vienne, etc. – Nina Stemme donnait ses trois dernières Isolde scéniques à Palerme. Faire ses débuts et dire adieu, peut-être est-ce l’étrange paradoxe d’une artiste qui nous aura affirmé dans les deux interviews qu’elle nous a accordées, son souhait d’aller de l’avant et de laisser la place aux jeunes. Trente ans au sommet de l’Everest du soprano dramatique, c’est déjà un piédestal dans le panthéon de l’Art Lyrique aux côtés des plus grandes. Pour Nina Stemme, c’est déjà bien assez. Il ne restait qu’une chose à démontrer : son humilité et son intégrité artistique. Une seule chose ? Non, à 61 ans passés – on l’écrit sans goujaterie et empli d’admiration – il n’y a toujours pas de relève à cette Isolde incandescente, amoureuse et qui se rit de toutes les chausse-trappes du rôle.
Délaisser ces grandes maisons et aller trouver un dernier refuge sur les rives de la mer tyrrhénienne permettait aussi au soprano suédois de sortir du système de répertoire où le temps de répétition est réduit au strict minimum, et trouver le confort d’une nouvelle production. Débuter et s’en aller. Pour l’occasion, le Teatro Massimo a fait appel à Daniele Menghini, étoile montante de la scène italienne. L’angle théâtre dans le théâtre, les chanteurs « en répétition », quelques provocations, les figurants nus, Romeo et Juliette à l’acte deux… on a un temps l’impression d’assister à un collage de toutes les idées – bonnes et moins bonnes – vues dans Tristan und Isolde. En résumé, des chanteurs arrivent dans un théâtre pour une répétition. On devine des tensions entre un homme et une femme. La répétition commence, les danseurs piaffent en attendant leur tour. Des costumes sont enfilés. Isolde revient en habits élisabéthains pour narrer la naissance de son amour et son humiliation par Tantris. Tristan parait enfin, en sosie d’Henry VIII. Le deuxième acte reproduit la scène du balcon de la tragédie shakespearienne, en un élégant parallèle. Marke, que l’on devine directeur du théâtre, est enamouré de l’actrice d’Isolde. Le troisième acte verra le mouvement inverse s’opérer, où les illusions théâtrales quitteront progressivement la scène. Rien de particulièrement novateur dans le parti pris, une esthétique très poétique notamment par le truchement de ce figurant nu ailé, deux ex-machina autant qu’ange inquiétant pour finir en incarnation de l’Amour ailé lorsqu’Isolde se réveille sur le corps de Tristan. Il faudra attendre la Liebestod pour que la proposition prenne tout son sens. Alors que résonnent les premières notes, il ne reste plus que Nina Stemme encore en costume. Une assistante arrive et l’aide à l’ôter. C’est sur le climax qu’elle se retrouve en civil, qu’elle franchit la passerelle au-dessus de l’orchestre sur le « höchste Lust » le plus tendre qu’elle ait jamais chanté, salue les musiciens, vient étreindre l’épaule du chef d’orchestre avant de s’en aller par où elle était entrée en scène quelques heures auparavant… ou peut-être il y a 30 ans. Daniele Menghini n’a pas mis en scène Tristan und Isolde. Il retrace le parcours de Nina Stemme dans toutes les propositions, jusqu’aux plus farfelues, qu’elle a pu incarner sur toutes les scènes du monde et lui offre la possibilité théâtrale de quitter cette deuxième peau sur les planches, sublimation ultime du rôle de sa vie.
Cette soirée restera aussi dans les mémoires car rien ne fait défaut dans l’entourage de Nina Stemme. Les petits rôles excellents, Miljenko Turk dessine un Melot fielleux et sonore ; Andrei Bondarenko a l’élégance de proposer un Kurwenal sans esbrouffe. Le Marke de Maxim Kuzmin-Karavaev s’avère racé à défaut d’être complètement incarné. Quelle élégante idée d’avoir convié Violeta Urmana – autre Isolde en son temps – pour incarner une Brangäne véritable nourrice prête à accompagner sa collègue dans « l’après ». Pour remplacer un Stephen Gould parti trop vite, c’est le Suédois Michael Weinius qui a été appelé. Il endosse le rôle avec une endurance à toute épreuve que quelques nasalités et notes métalliques ne viendront pas entacher. Le directeur musical du Massimo, Omer Meir Wellber, fouette un orchestre déjà remarqué dans Parsifal il y a quelques années. C’est un sans-faute, dans une lecture rapide et tendue, à peine oublieuse de son plateau çà et là.
Jamais Nina Stemme n’a été aussi intense dans son interprétation, comme s’il avait fallu cet ultime hommage pour aboutir à cette interprétation historique, permise par un metteur en scène qui aura imaginé toute une illusion juste pour ce moment, ce soir-là. Dans le public, les gorges sont serrées par une émotion intense et exultent en bravi à peine la dernière note achevée.