Néo-babylonienne ! Stefano Poda a rêvé là, conçu de A à Z, dessiné, construit, dirigé, sans doute la plus hénaurme de ses mises en scène. C’est sa septième pour l’Opéra de Lausanne et on en reste bouche bée. Il se présente comme un « artisan » qui a besoin d’une « bodega », d’un atelier pour que ses utopies puissent devenir réalité. Ces compagnons, il dit les avoir trouvés à Lausanne comme nulle part ailleurs*.
Ici, on voudrait saluer le directeur technique de cette maison (Benoît Becret), le chef des ateliers (Roberto Di Marco) et la cheffe de l’atelier de costumes (Amélie Reymond) ainsi que ceux et celles qui les entourent. Certes, c’est une co-production avec le Capitole de Toulouse (où le spectacle sera repris à l’automne avec une distribution presque entièrement différente), mais on s’étonne qu’une maison d’opéra de taille modeste (1000 places) puisse offrir un spectacle aussi… spectaculaire.
Les images donneront une idée du gigantesque des décors conçus par l’artiste italien. L’étonnant étant que ses esquisses, telle celle-ci….
…aient pu se matérialiser dans leur monumentalité, leur onirisme, l’irréalité de leurs mouvements.
D’énormes parois blanches qu’on verra monter dans les cintres, pour en révéler d’autres d’un rouge ardent (toute la scénographie balance entre le blanc des Hébreux et le rouge des Assyriens), un colossal cylindre transparent descendant des hauteurs pour figurer la cuve où sera prisonnier Nabucco, un plafond suspendu qui en descendra aussi pour devenir le chant de blé du « Va, pensiero », un énorme pendule de Foucault, une mappemonde éclairée de rouge, figurant l’idole de Baal, tout cela bouge sans cesse, monte, descend, faisant de ce Nabucco une manière d’opéra à machines.
La cage de scène a été entièrement renouvelée il y a quelques années (ce fut l’un des défis du mandat de directeur d’Eric Vigié) ouvrant à cette salle des possibilités que bien des salles plus importantes n’ont pas.
Esthétique néo-babylonnienne, avons-nous dit. On pense à certains films de science-fiction (THX 1138 de George Lucas) ou à Metropolis à voir les univers oppressants qu’a dessinés Stefano Poda, autant le blanc que le rouge. Il a eu l’habileté de ne faire aucune allusion à la situation actuelle au Moyen-Orient, de rester dans l’abstrait, l’onirique, l’opératique. De créer une manière d’espace mental, luxueux et d’une perfection qui serait glaçante s’il n’était animé de corps humains sans cesse en mouvements (très graphiques eux aussi).
Premier succès de Verdi en 1842, et prélude à ses « années de galère », Nabucco est une « grande machine » dont le livret tarabiscoté est surtout prétexte à grands effets solistes ou chorals. Le succès du chœur des Hébreux en exil au bord du fleuve à Babylone, bissé le jour de la première, dépassa sans doute ce que le librettiste Temistocle Solera, fervent mazzinien, et Verdi lui-même avaient pu imaginer. Opéra patriotique, comme Guillaume Tell et Norma auparavant, Nabucco ne cherche pas à faire dans la dentelle, d’où sans doute la puissance dramatique des archétypes mis en œuvre.
La gageure est bien sûr de réunir les grandes voix indispensables. Et d’abord un chœur de premier ordre. Le Chœur de l’Opéra de Lausanne, dont nous avons souvent salué ici la plénitude de la sonorité, dirigé en l’occurrence par Patrick Marie Aubert (qui, on s’en souvient, a été chef des chœurs du Capitole, puis directeur de celui de l’Opéra de Paris) va donner du morceau attendu qu’est « Va pensiero » une lecture toute de souplesse, d’émotion contenue, de ferveur. Rondeur du son, douceur de la partie piano, variations de dynamiques impeccablement maîtrisées sur le tempo immobile maintenu par John Fiore, crescendo exaltant dans la partie finale, jusqu’à une note ultime pianississimo sur le souffle, interminablement prolongée, c’est du grand art. Non moins belle, l’image des choristes en blanc au milieu de leur champ (de roseaux) avec au fond la grande aile de la pensée, non plus dorée, mais blanche.
Ce chœur, dont beaucoup de membres sont très jeunes, issus des Hautes écoles de musique, est très sollicité aussi par Stefano Poda qui lui demande certes des performances moins sportives qu’aux quatorze danseuses et danseurs, mais le fait bouger sans cesse, animer la scène, s’intégrer à des pyramides construites comme des groupes sculptés, bref devenir une manière d’autre décor mobile.
Esthétisme
Auquel participe une garde-robe elle aussi très sculpturale. Les vastes aubes blanches des Hébreux, d’une fluidité de mousseline, plus tard les solennelles soutanes d’un rouge profond des Babyloniens, les justaucorps rouges aussi des danseurs, et ça et là les taches noires et très sacerdotales des robes de cour de Nabucco ou d’Abigaille, tout cela a beaucoup d’allure.
Visions esthétisantes, oui sans doute. Comme naguère pour le sublime Alcina, ou le très graphique Norma (avec lequel ce Nabucco dessine une manière de diptyque), Stefano Poda impose son monde imaginaire, vision d’artiste, élégante, volontiers colossale, à la fois fascinante et oppressante. En quoi, elle adhère au monde très totalitaire où se déploie Nabucco.
C’est avec un chœur des Hébreux que s’ouvre très traditionnellement l’opéra, un chœur qui s’associera à l’air d’entrée de Zaccaria, « Sperate, o figli ! – D’Egitto là sui lidi », une noble cavatine où Nicolas Courjal dialogue avec le basson de Jeremy Bager. Nicolas Courjal qui n’est peut-être pas tout à fait la basse profonde demandée par Verdi y est d’une belle noblesse et sait faire oublier un vibrato assez présent. Cette cavatine et sa fringante cabalette très « jeune Verdi » précèderont l’entrée de Fenena, fille de Nabuchodonosor et prisonnière des Hébreux, et du jeune officier hébreux Ismaël, rôle de ténor auquel Verdi ne laisse qu’une portion très congrue. Airam Hernández a tout de même le temps dans son arioso « Misera !oh come più bella » de laisser apprécier un timbre ardent de ténor lyrique et de beaux phrasés très projetés.
Les exigences de Verdi
Sur ce, en vaste robe noire, Abigaille fait son entrée. Fidèle à son choix de mettre en valeur de jeunes artistes (Marie Lys, Antoinette Dennefeld, Marina Viotti ou Benjamin Bernheim ont fait leurs débuts à Lausanne), Eric Vigié confie à Irina Moreva le rôle d’Abigaille (qu’elle a déjà chanté au Teatro Massimo de Palerme). Le soprano russe négocie avec panache le redoutable air d’entrée « Prode guerrier ! », qui va d’un si grave au si aigu et multiplie les coloratures vertigineuses, et on s’incline devant sa bravoure face aux demandes intempérantes du compositeur et aux deux contre-ut du trio, conquis de haute lutte.
Une marche par l’orchestre de coulisse annoncera l’entrée de Nabucco. Le baryton Gabriele Viviani, véritable piler de la distribution, montrera d’emblée des moyens d’une grande fermeté en lançant son « Tremin gl’insani del mio furore ! » et faisant se prosterner le peuple hébreux. Moment de grand spectacle : Zaccaria menace Fenena de son poignard, Ismaël choisit l’amour plutôt que le patriotisme et la fait s’échapper, les Hébreux le maudissent pour cette trahison. Tout se terminera par un grand ensemble final et un accellerato très rossinien, assez incongru alors que le temple s’embrase à grand renfort de flammes en vidéo et de lumière rouge, un presto frétillant à souhait emmené d’une main experte par John Fiore à la tête de l’Orchestre de Chambre de Lausanne (l’ouverture, un peu filandreuse, n’avait pas eu le même éclat).
Un des rôles verdiens les plus inchantables…
C’est au deuxième acte qu’Abigaille a son vrai morceau de bravoure, l’air de la lettre, « Ben io t’invenni, o fatal scritto ! – Anch’io dischiuso un giorno ». Elle découvre qu’elle est une esclave adoptée par Nabucco et non pas sa fille biologique.
Alors que le cylindre monte dans les cintres en même temps qu’en descend une énorme mappemonde où les continents sont soulignés d’un néon rouge, Irina Moreva, après un prélude judicieusement animé par John Fiore, peut attaquer un vertigineux récitatif (avec un saut de deux octaves du contre-ut à l’ut grave). Vaillance indéniable face à ces implacables difficultés, dans un style quelque peu hirsute. Des coloratures sauvagement expressionnistes feront d’autant mieux apprécier le mezza voce de « D’Abigaille mal conoscete il core… », l’aria proprement dite, qui se souvient de Bellini et permettra d’apprécier la maîtrise de la ligne et l’ampleur d’un beau dramatico spinto (elle y évoque son amour défunt pour cet Ismaël qui l’a trahie pour Fenena). Rejointe par le grand prêtre et quelques Assyriens, elle se lancera dans une cabalette vindicative à souhait s’achevant en fanfare par l’indispensable contre-ut.
Comprenne qui pourra
L’apaisement de la prière de Zaccaria « Vieni, o Levita ! » sera bref. Très belle cantilène par Nicolas Courjal sur un suave accompagnement de cordes. C’est l’une des belles pages orchestrales verdiennes et John Fiore prend le temps d’y laisser respirer l’orchestre. Puis on remarquera à nouveau le ténor éclatant d’Airam Hernández, implorant la pitié du chœur des Lévites (entente parfaite du chœur et de la fosse sur un tempo rapide).
Avant que le livret de Solera ne s’enfonce joyeusement dans l’incompréhensible…
Abdallo (Maxence Billiemaz) annonce que Nabucco est mort au loin dans quelque bataille, les deux (fausses) sœurs se disputent la couronne, la confusion est totale, mais très maîtrisée par Stefano Poda : bataille des blancs et des rouges sous forme de ballet au ralenti, les blancs marchant vers les rouges pour finir par former une pyramide bicolore. Ponctuation noire de la grande robe rouge d’Abigaille, le pouvoir étant d’abord affaire de signes…
Le quatuor vocal va se développer pittoresquement sur un rythme de valse, jusqu’à ce que Nabucco revienne inopinément et, dans sa fureur, se proclame dieu de l’univers… À peine l’a-t-il fait que la foudre tombe du ciel pour l’abattre. La scène est plongée dans la pénombre.
La plainte de Nabucco « Oh! mia figlia ! » va être l’un des plus beaux moments de Gabriele Viviani, une de ces déplorations grandioses que Verdi confie à ses chers barytons, d’une belle humanité dans ce contexte héroïco-mythologique extravagant. À peine sera-t-il tombé à terre qu’Abigaille, portée sur un pavois telle une déesse barbare, se proclamera reine !
La foudre, la folie, la foi
La deuxième partie commence (en principe) dans les jardins de Babylone où l’on célèbre la nouvelle reine. Pas de parterres fleuris ici, mais des portants où sont suspendus différents morceaux d’une statue blanche, des pieds, des bras, une tête, dont on devine qu’ils seront assemblés à un moment ou à un autre.
Face au chœur des Assyriens tous en rouge, le grand-prêtre (la basse Adrien Djouadou) annonce que les Hébreux captifs vont être exécutés, ainsi que Fenena la traîtresse.
Survient alors Nabucco, qui depuis qu’il a été foudroyé est devenu fou (Solera ne se refuse rien)… Le dialogue entre le père et sa fille adoptive va être mené sur un rythme pimpant à grand renfort de flûtes acidulées, assez déconcertant dans le contexte : Abigaille veut obtenir de Nabucco sa signature sur la condamnation à mort des Hébreux (et de sa fille). À nouveau Gabriele Viviani y est d’une mâle noblesse. La voix d’Abigaille en revanche se perd un peu dans les escarpements de ses coloratures jusqu’à ce que le tempo se ralentisse avec le « Oh di qual onta aggravasi » de Nabucco.
Commence alors un beau dialogue pathétique, tandis que des figurants en rouge tournent lentement autour d’eux, un duo père-fille (l’une des grandes spécialités de Verdi) qui gagnera encore en rayonnement quand Gabriele Viviani, décidément très en voix (et inspiré), implorera Abigaille dans un très expansif « Deh perdona, deh perdona ad un padre che delira ! »
Le vrai sujet de Nabucco
Après la strette échevelée et bruyante qui s’ensuivra, le « Va pensiero » qu’on évoquait plus haut semblera d’autant plus magique, de même que la prophétie de Zaccaria « Del futuro nel bujo discerno… », l’une des plus belles pages pour Nicolas Courjal, dont le chant tout en souplesse trouve là ses meilleures couleurs (et des notes graves plus solides qu’au début).
Dans son texte d’intention, Stefano Poda dit bien que le vrai sujet de l’opéra de Verdi, c’est « l’histoire d’un espoir, d’un voyage, d’un geste de foi […] il s’agit d’une conversion qui n’est ni religieuse, ni séculière, mais spirituelle. »
On est au quatrième acte, le cylindre est redescendu, et Nabucco y est prisonnier. Son récitatif « Son pur queste mie membra ! » et la prière « Dio di Giuda ! » seront magnifiques par Viviani, même si certaines notes hautes seront un peu serrées (mais d’autant plus tragiques). Le timbre est beau, un peu bronzé, mais surtout les phrasés (portés par une italianità native) sont d’un vrai lyrisme verdien.
Un cortège arrive sur une marche funèbre da lontano, c’est Fenena qu’on emmène à la mort. L’aile blanche de la pensée est alors réduite en morceaux épars. La mappemonde de Baal domine la scène. C’est le moment où enfin la courte prière de Fenena « Oh dischiuso è il firmamento ! » permettra d’entendre mieux le mezzo de Marie Karall aux puissants aigus expressifs.
Ça, on ne l’avait pas vu venir
Nabucco a rameuté ses partisans, pour abattre Baal. Mais en définitive sa conversion sera plus efficace que ses armes. Les continents de la mappemonde vont se détacher d’un seul coup et tomber au sol dans un bruit de ferraille ! Grand effet qu’on n’avait pas vu venir ! L’intérieur du globe révèlera une forme géométrique ronde. Image de l’infini ?
Il ne reste plus qu’à terminer par un hymne à Jehovah a cappella dominé par la voix de Fenena. C’est le moment où on découvre au fond de la scène la statue reconstituée : le corps d’un éphèbe endormi, comme pour exprimer qu’aux dieux succèdent les hommes..
Alors entrera en scène Abigaille. Elle s’est empoisonnée et vient mourir en musique. Verdi réussit toujours ses morts. L’ultime aria « Su me… morente… esanime… discenda… il tuo perdono ! » où elle implore le pardon accompagnée par un hautbois et un violoncelle sera, du point de vue vocal, le plus beau moment d’Irina Moreva, d’un phrasé apaisé, et d’une intense mélancolie.
Ç’aura donc été avec cette production, la dernière de sa dix-neuvième saison, qu’Eric Vigié, directeur de l’Opéra de Lausanne, aura mis un impressionnant, pour ne pas dire colossal, point final à son mandat.
* Rappelons qu'il a reçu le prix Abbiati 2024 décerné par la critique italienne pour la mise en scène, les décors, les costumes, les lumières et la chorégraphie de La Juive au Teatro Regio de Turin.