Une même interprétation musicale peut être perçue différemment suivant qu’on la découvre en salle, dans la réalité et l’immédiateté de son élaboration, ou bien sous la forme d’un enregistrement audio. On sait bien que les CD peuvent avoir quelque chose d’artificiel, voire de trompeur, car l’interprétation musicale est alors soutenue par tout ce que permet la postproduction : des effets d’ajustements et de rééquilibrages sonores ou un montage de différentes prises, par exemple. On a beau le savoir, l’expérimenter souvent, on ne reste pas moins oublieux parfois de ces données élémentaires et on tombe malgré nous dans le piège.
En 2022, la parution de l’enregistrement des Boréades de Jean-Philippe Rameau par Václav Luks, sous le label Château de Versailles Spectacles, est un événement. Faisant suite à un concert qui avait soulevé de l’enthousiasme chez beaucoup, cet enregistrement s’impose d’emblée comme une nouvelle référence discographique de l’œuvre, par sa vivacité, son engagement et sa fraîcheur. Deux ans plus tard, les oreilles encore étourdies par la beauté de l’enregistrement audio, on avoue avoir été confus devant l’expérience réelle de l’interprétation du chef-d’œuvre tardif de Rameau par Václav Luks et son ensemble Collegium 1704.
Soyons clair – rien de déshonorant, bien au contraire : les instruments délivrent des teintes chatoyantes, la matière orchestrale est moelleuse et souple, le drame avance comme il se doit, mais l’ensemble manque de relief : les scènes de tempête tombent un peu à l’eau parce que le geste instrumental manque de mordant, d’urgence et aussi d’ampleur. En effet, on peut se demander si l’effectif instrumental, qui sonne en disque tout à fait adéquat, n’est pas ici un peu trop menu pour permettre aux instrumentistes de déployer toutes les potentialités dramatiques et musicales de cette partition extraordinaire.
On savoure avec beaucoup de bonheur les scènes de divertissement les plus tendres et séduisantes écrites par Rameau, comme la sublime Entrée de Polymnie, phrasée par les cordes et les bassons avec une grâce délicieuse, mais les scènes plus furieuses restent de caractère bien trop gentil. Certains violonistes sont totalement engagés quand d’autres posent leur archet avec une réserve qui jure avec la situation dramatique, ce qui confère à ces passages une tonalité d’ensemble plutôt tiède.
Relevons cependant la performance réjouissante de Michael Metzler, véritable homme-orchestre ou, plus exactement, homme-orage. Le percussionniste se montre capable de jouer en même temps trois instruments différents dans certaines danses et dans les scènes d’intempéries, où il fait tourner d’une main la machine à vent, frappe de l’autre sur la plaque à tonnerre, tout en soufflant dans un sifflet à vent.
Les chanteuses Deborah Cachet et Caroline Weynants, présentes dans l’enregistrement de 2022, souffrent aussi quelque peu de la comparaison avec elles-mêmes. La voix de Deborah Cachet, délicieuse dans le répertoire français antérieur, sonne ici, et ce soir-là, restreinte. La prononciation, pourtant d’ordinaire un atout chez cette interprète, est embarrassée, révélant par endroit la prosodie parfois hasardeuse de Rameau. Sa scène « Songe affreux » est néanmoins brillamment mené, avec une expressivité et une virtuosité réjouissantes. Parfois confié à Alphise plutôt qu’à sa suivante, l’air redoutable « Un horizon serein » revient ici bel et bien à Caroline Weynants, l’interprète du rôle de Sémire. L’exercice manque hélas d’éclat, même si la vocalisation est soignée. On peut cependant percevoir dans son interprétation la stupeur de l’humain face à la nature, plutôt qu’une simple imitation des manifestations météorologiques.
S’il est un interprète qui émerveille toujours, même si on connaît déjà toutes ses qualités, c’est bien Mathias Vidal. Certains pourraient lui reprocher son expressionnisme, mais comment ne pas être sous le charme de cet Abaris tout feu tout flamme, engagé de la pointe des pieds aux boucles des cheveux ? Frissonnant de musicalité, habité par chaque phrase et chaque note, le chanteur incarne la musique de Rameau avec une évidence, une ardeur et une générosité qui exaltent. Passant de la délicatesse la plus subtile à l’éclat le plus noble, colorant son chant de demi-teintes envoûtantes ou dégainant des aigus d’acier, voilà un artiste qui gagne à être admiré en salle, pour percevoir ce qui fait la vitalité et la singularité d’une telle interprétation.
Sébastien Droy a déjà tenu sur scène le rôle de Calisis et cela se sent dans l’aisance avec laquelle il l’interprète. La voix est souple mais l’émission vocale, habillant le timbre de métal, lorgne plus vers le XIXe siècle que vers Rameau. Christian Immler fréquente lui aussi un répertoire ultérieur à Rameau, mais son autorité vocale, le caractère incisif de sa diction et la chaleur du timbre font de lui un Borée absolument idéal. C’est comme si le puissant dieu des vents étaient d’une délicatesse pernicieuse dans l’exercice du mal.
Tomáš Šelc est un Borilée convaincant, solide et plein de morgue. Quant à Tomáš Král, il démontre en Adamas que c’est un chanteur plein de promesses : le français n’est pas précis (il ne s’agit pas d’une question d’accent, mais certaines syllabes sont inexactes ou inversées) et le timbre a quelque chose de ouaté, mais l’expression dramatique est sa priorité. Il trouve son autorité de prêtre dans cette présence vocale pleine de mordant et de relief.
La qualité franchement exceptionnelle des solistes issus du chœur prouve le mérite d’ensemble du Collegium 1704, faisant des passages choraux les moments les plus étourdissants de la soirée. La clarté des différents registres et la musicalité des choristes servent idéalement la musique de ce compositeur de 79 ans, d’une audace et d’une inventivité ébouriffante. En Apollon, Lukáš Zeman émerveille, tout comme la nymphe de Tereza Zimková, la Polymnie de Pavla Radostová et l’Amour de Helena Hozová, qui mériteraient toutes de chanter des rôles plus développés.
Si l’enregistrement CD était complet, la partition a subi ce soir-là quelques coupes, mais l’on se console à la fin du concert avec les reprises enthousiastes de l’Entrée de Polymnie et de l’ensemble « Chantez le dieu qui nous éclaire », mené par un Mathias Vidal déchainé.