Trois ans après un Ariodante mi-figue mi-raisin, Les Arts Florissants étaient de retour le 30 septembre dernier à la Philharmonie de Paris pour la délicieuse mais peu courue Partenope de Haendel. La Salle des Concerts de la Cité de la Musique s’avère plus propice que l’immense vaisseau dédicacé à Pierre Boulez, singulièrement pour accueillir la comédie douce-amère du Saxon. Seuls quelques déplacements ou une projection parfois modeste compromettent occasionnellement la balance avec l’orchestre. L’entrée silencieuse des lauréats du dixième Jardin des Voix pendant l’ouverture donne d’emblée le ton : Partenope à la démarche ondoyante et séductrice (« encore célibataire » nous précise un surtitre), Arsace bombant le torse et fier comme Artaban, Armindo apeuré et triste, ployant le genou à terre, etc., chacun s’avance en prenant une pose suggestive et emblématique du protagoniste qu’il va jouer. La mise en espace enlevée et gaie de Sophie Daneman exploite à fond la jeunesse des artistes et nous mesurons le chemin parcouru depuis les premières éditions du Jardin des Voix où les graines de star se produisaient dans un florilège hétéroclite de morceaux choisis. Certes, quelques scènes de Partenope ont été raccourcies ou même coupées, une poignée d’airs passant à la trappe – y compris, hélas, le splendide « Voglio amare » de Partenope – ainsi que l’un ou l’autre Da Capo, mais pouvoir défendre un rôle, développer sa propre lecture d’un personnage demeure tellement plus gratifiant et stimulant ! Le public a ainsi l’opportunité d’apprécier non seulement un chanteur, mais également un interprète.
Le cru 2021 du Jardin des Voix se révèle inégal, comme d’autres avant lui, alignant des jeunes pousses encore tendres, des fleurs en train d’éclore et d’autres dont le parfum enivre déjà. C’est davantage leur performance comme acteurs et celle des Arts Florissants qui confèrent au spectacle son unité et assurent sa réussite. Avec la complicité de Rita de Letteriis (dramaturgie), Christophe Garcia (chorégraphie) et Jean-Luc Taillefert (scénographie, costumes), Sophie Daneman éclaire habilement les ressorts de cette manière de Nuit des rois, joliment troussée par le librettiste Silvio Stampiglia, qui nous livre une analyse pénétrante des rapports entre amis, rivaux et ennemis confrontés aux épreuves de l’amour. Si les solistes ont le diable au corps et investissent tout l’espace qui est mis à leur disposition, la mobilité expressive des visages et une gestuelle savamment réglée concourent aussi à la caractérisation des affects et dynamisent le jeu, d’ordinaire souvent figé, lors des airs. Cette proposition rend justice à la légèreté et à l’humour de la pièce, mais ne néglige pas non plus sa profondeur comme en témoigne l’émouvant portrait d’Arsace, qui connaît une véritable évolution au fil de l’ouvrage.
Hugh Cutting © Ben Durrant
A notre estime, Hugh Cutting est la révélation ce dixième Jardin des Voix : une maîtrise supérieure, tant sur le plan vocal que musical, une interprétation originale, passionnée et passionnante. Nous tendons immédiatement l’oreille, séduit par l’autorité du chanteur et frappé par la justesse de ses intentions. Certaines couleurs de cet alto homogène, souple et bien projeté évoquent le jeune Christophe Dumaux ou Iestyn Davies, l’élégance tempérant une fougue qui semble naturelle et sert idéalement la figure d’Arsace. Le contre-ténor britannique réussit à imprimer sa griffe à « Furibondo spira il vento », le numéro le plus célèbre de Partenope, en transcendant la pyrotechnie pour nous rappeler que le prince est agité par la douleur (incandescente section B). Autre gemme sur laquelle Franco Fagioli ou également Philippe Jaroussky, ont jeté leur dévolu pour leurs albums Haendel : « Ch’io parta ? », une effusion qui, en l’occurrence, tutoie les étoiles. Nous avons hâte de retrouver le lyrisme intense de Hugh Cutting et sa présence magnétique.
La préparation et le coaching ne font pas tout : c’est manifestement l’expérience qui explique aussi l’aisance scénique et la riche composition d’Helen Charlston (Rosmira), autre musicienne britannique ayant remporté la London Handel Singing Competition en 2018. La figure complexe de Rosmira, travestie en Eurimene, confirme une intelligence dramatique que nous avons découverte avec la vibrante Junon qu’elle interprète au disque dans la rare Semele de John Eccles. Dotée d’un mezzo au grain mat mais légèrement cuivré et aux assises solides, Helen Charlston évolue sans problème dans une tessiture de contralto et affronte la virtuosité avec un bel aplomb, même si une voix plus large offrirait un autre impact aux coloratures. L’actrice nous régale dans tous les registres : revancharde et un rien sadique face à l’inconstance d’Arsace ; touchante quand l’image de son amant endormi et vulnérable la désarme ; impayable lorsqu’elle se retrouve piégée à son tour. La Partenope d’Ana Vieira Leite peut minauder, aguicher ou feindre l’innocence, mais la princesse s’apparente aussi et d’abord à une amazone qui tient la dragée haute à ses multiples prétendants. Si le jeu de l’actrice convainc, ce soprano d’essence légère et au médium encore frêle peine à endosser le costume taillé sur mesure pour Anna Maria Strada del Pò (future créatrice de Ginevra et d’Alcina). La voix doit s’affermir et en même temps s’ouvrir, l’aigu se libérer pour servir sa musicalité et tenir les promesses qu’elle laisse aujourd’hui entrevoir.
Alberto Miguéles Rouco fait sienne la candeur d’Armindo, penaud à souhait, dolent et « toujours attristé » comme le veut Stampiglia. Le jeune contre-ténor espagnol possède un timbre d’ambre et de miel, éminemment personnel, mais le manque d’assurance, sinon de flexibilité du chanteur semble parfois entraver le musicien qui a probablement davantage d’idées à exprimer. Voilà en tout cas un artiste à suivre et dont Philippe Jaroussky a remarqué, dans le cadre de son académie, le potentiel. Si le métal viril et sombre de Jacob Lawrence s’épanouit dans une partie relativement centrale, en revanche, le personnage d’Emilio ne se résume pas à ses rodomontades et mérite mieux qu’un chant mal dégrossi. Le fringant ténor nous doit une revanche ! Pièce rapportée de l’opéra, Ormonte condamne Matthieu Walendzik à jouer les faire-valoir : difficile d’exister et de montrer ce qu’on a dans le ventre avec quelques répliques et un seul air, dont, au demeurant, le baryton franco-polonais s’acquitte honorablement.
De Theodora à Giulio Cesare, en passant par Acis and Galatea ou Alcina, les Arts florissants ont laissé des souvenirs vivaces dans la mémoire des haendéliens. Quel bonheur de retrouver leur moelleux, leurs textures raffinées et ce nuancier de rêve ! Les vents sont à la fête, en particulier dans la grisante bravoure de Rosmira qui clôt l’acte I (« Io seguo sul fiero », rehaussé de hautbois et cors de chasse), mais les cordes ne déméritent pas, emmenées avec brio par l’éloquent premier violon d’Emmanuel Resche. Chef attentif et mentor attentionné, William Christie respire avec les chanteurs et adapte ses tempi à leurs possibilités, brossant large tout en détaillant amoureusement les beautés de la partition. A l’instar de Dennis Morrier dans le programme de salle, nous ne pouvons que nous rallier à l’avis du musicologue Jonathan Keats et lui donner le mot de la fin en réaffirmant que Partenope : « devrait figurer au répertoire de toute maison d’opéra disposée à monter La Chauve-Souris, L’Élixir d’amour ou L’enlèvement au sérail. »