Prenez donc rendez-vous avec votre dermatologue et, durant la conversation, pour passer le temps pendant un soin quelconque, échangez sur un ton badin.
« Ainsi donc, vous êtes compositeur ?
- – Beaucoup en doutent…
- – Pourquoi donc ?
- – Ils n’aiment pas ma musique. Ils pensent que c’est au mieux du vent, au pire du bruit. Mais moi, j’invente pour l’avenir et l’avenir dure longtemps.
- – Ça explique peut-être votre urticaire ! Vous aimez l’opéra ?
- – Oui, mais je n’en ai jamais écrit.
- – Ne bougez pas, ça va piquer un peu. Et ça vous tenterait ?
- – Pour le moment, je compose une grande cantate ; mais pourquoi pas… J’y pense. J’ai commencé à réfléchir à une œuvre avec un personnage seul, un homme.
- – Parce que moi, voyez vous, j’aurais bien une idée pour un opéra. Vous pourriez raconter l’histoire d’une femme, seule elle aussi, à la lisière d’une forêt très sombre. Elle cherche l’homme qu’elle aime mais ne le trouve pas. Elle devrait alors se résoudre à entrer dans la forêt. Il fait noir, elle bute sur une masse qu’elle croit être un cadavre, mais ce n’est qu’un tronc. Elle appelle à l’aide mais personne ne vient. Elle trouve enfin la sortie de la forêt grâce à la clarté d’une pleine lune, mais s’aperçoit que son visage et ses mains sont ensanglantées. Elle découvre le corps sans vie de son amant, l’étreint, veut le ramener à la vie, avant d’hurler sa jalousie et de frapper le cadavre à grands coups de pied. J’ai rêvé de ça la nuit dernière.
- – Ce n’est pas d’une dermato dont vous auriez besoin.
- – Vous avez raison. Il paraît qu’il y a à Vienne un médecin qui écoute les gens qui viennent lui raconter ce genre d’histoire. Une cousine à moi l’a rencontré. Il l’a traité d’hystérique. Les gens ne sont pas délicats.
- – Mais vous savez qu’elle me plaît votre idée ? Elle me rappelle confusément quelque chose… Vous m’en feriez un petit livret ?
- – Ma foi, ça me changera des prurits ! ça fera 5 couronnes.
- – J’attends votre manuscrit. Envoyez le chez Arnold Schoenberg, Zaunergasse »
Personne ne saura jamais vraiment si c’est de cette façon que l’idée de ce monodrame lyrique, Erwartung (L’Attente) est née. Mais c’est bien une dermatologue qu’il a rencontrée peu auparavant qui lui propose un livret d’opéra que Schoenberg accepte aussitôt. Nous sommes en 1909 et le compositeur est en pleine composition des monumentaux Gurrelieder et a en tête un autre monodrame, La main heureuse.
La dermatologue s’appelle Marie Pappenheim et elle remet en effet son livret peu après. Il le modifie un peu et écrit la partition à la fin de l’été 1909. Mais, déjà un peu sulfureux, il doit attendre 15 ans et plusieurs déconvenues pour voir son oeuvre créée au Théâtre allemand de Prague, sous la direction de son beau-frère Alexander von Zemlinsky et avec Marie Guteil-Schoder dans le rôle de la Femme.
L’attrait du livret était peut-être lié à sa résonnance avec la crise conjugale traversée par le compositeur l’année précédente, lorsque sa femme, Mathilde, la sœur de Zemlinsky, était partie avec le peintre Richard Gerstl. Souffrance, jalousie, blessure intime, honte… Le compositeur a peut-être traversé les tourments de son personnage, même si Mathilde est revenue, et que le couple décidera de rester ensemble pour protéger les enfants. Gerstl, lui, se suicidera peu après.
Schoenberg écrit donc un « cauchemar » en musique, assez statique, sans véritable progression dramatique mais qui traduit un cheminement intime, psychologique, parfaitement adapté aux temps des premiers travaux du docteur Freud, dont une cousine de Marie Appenheim avait été l’une des patientes, la fameuse Anna O. Un cauchemar de poche, qui dure à peine 30 minutes et mobilise, outre une soliste unique, puisqu’il s’agit d’un monodrame, un énorme orchestre, comme pour ses Gurrelieder, mais qui est rarement mobilisé en tutti et fortissimo, mais qui, par sa palette, offre, un foisonnement saisissant.
Jessye Norman fut l’une des plus grandes interprètes de cette partition, ici au Metropolitan de New York sous la baguette de James Levine en 1989.