A un mois des Jeux Olympiques, Paris est au bord de la crise de nerf. Place de l’Alma, le trafic a atteint son seuil de saturation. Bus, voitures, scooters et vélos ensemble imbriqués refusent d’avancer. En sous-sol, le métro ne prend plus de voyageurs. Mieux vaut en rire pour ne pas enrager. Tel est le parti pris de L’olimpiade mise en scène par Emmanuel Daumas au Théâtre des Champs-Élysées. L’œuvre est de circonstance. Son titre du moins, car le livret n’explore pas tant les joies de la compétition sportive que les thèmes de l’honneur, de l’amour et de l’amitié.
Licida, épris de la princesse Aristea, demande à son ami Megacle d’emprunter son identité pour participer aux jeux et remporter la main de la princesse. L’intrigue s’embrouille lorsque Megacle réalise qu’Aristea n’est autre que l’amante à laquelle il fut autrefois obligé de renoncer. S’ensuit une série de malentendus et de confrontations dramatiques, qui s’emmêlent et se démêlent en un festival virtuose d’arias da capo, sans plus de science formelle : peu d’ensembles – un seul duo – et peu de récitatifs accompagnés.
Initiée dans un gymnase où l’entraînement des athlètes devient prétexte à de multiples gags et acrobaties, l’histoire prend ses marques sérieuses une fois la page olympique tournée. Les cinq danseurs et l’acrobate omniprésents dans la première partie s’effacent au profit de la musique de Vivaldi. Jean-Christophe Spinosi abandonne sa quête baroque de ruptures et de contrastes – baroque car bizarre, déroutante et en ce sens théâtrale – pour exploiter au mieux les ressources expressives de son ensemble Matheus. Les cris, onomatopées et autres borborygmes qui troublaient l’onde des arias se font plus discrets. La succession de numéros, façon music-hall, laisse place à la continuité exigée par le drame. La frontière scénique était jusqu’alors ténue entre l’Elide de Métastase et la Grèce offenbachienne. L’émotion peut affleurer.
Non que tout soit artificiel dans cette première partie – rien ne vient troubler le tendre balancement de l’air du sommeil, le magnifique « Mentre dormi, amor fomenti », et le numéro de sangle aérienne qui accompagne « Sta piangendo la tortorella », l’aria d’Aristea au deuxième acte, est du plus bel effet poétique – mais aborder une œuvre comme L’olimpiade sous un angle comique frôle le contresens.
C’est aussi négliger la part de beau chant consubstantielle à une partition écrite sous influence napolitaine. « On est si entêté de Farinelli que si les Turcs étaient dans le Golfe, on les laisserait débarquer tranquillement pour ne pas perdre deux ariettes », écrivait l’Abbé Conti, témoignant ainsi de l’engouement des Vénitiens de l’époque pour les divi et dive de l’opéra.
© Vincent Pontet
Ce belcanto triomphant s’incarne dans la voix de Marina Viotti, décidément apte à tous les répertoires, hier Périchole, Cenerentola et Carmen sur cette même scène prato-elyseenne, aujourd’hui Megacle bodybuildé dans un costume de bonhomme Michelin. Nul mieux qu’elle pour tracer d’un trait lié les courbes mélodiques, varier les reprises, user des nuances afin de donner consistance à un jeune prince blessé, écartelé entre amour et amitié, dont les souffrances s’épanchent en un sensible « Se cerca, se dice » avant de se résoudre dans les vocalises teintées de nostalgie de « Lo seguitai felice » au troisième acte. Et que dire d’un timbre à la saveur d’un vin jeune de Bordeaux, où se confondent les notes de chocolat et de cerise noire.
Le dieu du stade reste cependant Jakub Józef Orliński. Sa personnalité a façonné la dimension athlétique du spectacle. Le breakdancer en body blanc n’a rien à envier au chanteur. Le bondissant « Gemo in in punto e fremo » à la fin du deuxième acte en remontrerait à Michael Jackson période Thriller. Est- ce assez pour l’inconstant Licida, gratifié de quelques-uns des plus beaux airs de la partition ? Oui à en juger à l’enthousiasme du public, à condition de préférer la puissance à la musicalité, l’exploit à la technique et d’apprécier les teintes violacées que prend la voix dans l’aigu émis le plus souvent forte.
De précepteur devenu sorte de mage inquiétant, Aminta confié à Ana Maria Labin livre aussi à sa manière un numéro circassien, nasalisant son soprano dans un « Il fidarsi delle speme » à l’ésotérisme douteux puis relevant non sans mal le défi d’airs redoutables, conçus par Vivaldi au format hors norme du castrat Marianino. Mezzo-soprano formé à l’Académie de la Scala, Caterina Piva confirme les espoirs suscités par Fenena dans Nabucco lors du dernier Festival Verdi. A quelques fantaisies expressionnistes près, la voix apparaît saine, projetée, capable d’agilité, voire de pugnacité, autant que de sentiments lorsqu’il lui faut pleurer son triste sort en un chant dépourvu d’ornements, posé sur le souffle. Delphine Galou écope du rôle ingrat d’Argene, l’amante délaissée de Licida, auquel elle ne parvient pas à donner plus d’éclat et d’épaisseur que ne lui concède la partition. Moins tyran de Sycione qu’Agammnenon dans La Belle Hélène, Clistene peut compter sur la basse véloce et timbrée de Luigi De Donato pour disposer de la noblesse et de l’autorité dont le prive la mise en scène. Accompagner « Sciagurato in braccio a morte » du seul violoncelle à la manière d’un lamento poignant offre à Christian Senn en Alcandro une formidable occasion de faire valoir un baryton biberonné au répertoire belcantiste, de Vivaldi et Haendel à Donizetti.
Cette dernière aria, suivie plus loin du chœur final entonné a capella par Marina Viotti, fait partie des moments forts d’un spectacle auquel le public, en liesse, réserve debout un triomphe comme on n’avait pas vu depuis longtemps à Paris.