Adriana Lecouvreur est l’opéra de tous les excès, de l’engouement extrême du public pour des divas de théâtre – et d’opéra – à des excès de décors, de costumes, et pourquoi pas, de distribution ? Le Liceu l’avait annoncée comme l’évènement choc de l’année, et il faut dire que les chanceux qui ont pu avoir des billets ont dû les exposer sur leur cheminée, car les places se sont vendues comme des petits pains : Jonas Kaufmann allait venir interpréter le rôle de Maurizio, aux côtés de Sonya Yoncheva (Adriana, prise de rôle), d’Anita Rachvelishvili (la princesse de Bouillon) et d’Ambrogio Maestri (Michonnet). Une distribution de prestige digne de la plupart de celles qui l’ont précédée dans cette production, et qui, comme dirait l’autre, méritait le voyage. Las, les trois premiers ont déclaré forfait les uns après les autres, le premier pour des raisons inconnues, la deuxième n’étant pas prête pour le rôle en raison d’un agenda trop chargé (à qui la faute ?), et la troisième du fait de problèmes de santé récurrents. Seul fidèle au poste, Ambrogio Maestri.
Contrairement à ce que l’on a pu lire abondamment dans la presse spécialisée, c’est Freddie De Tommaso – prévu à l’origine en seconde distribution – qui remplace Kaufmann, et non Roberto Alagna, qui assurera le rôle seulement dans la seconde distribution. Daniela Barcellona est passée en première distribution, remplacée par Clémentine Margaine en seconde, et pour le rôle-titre, c’est Aleksandra Kurzak qui relève un double défi périlleux, une prise de rôle, et chanter quasiment quatre soirs de suite (16, 17, 19 et 20 juin). Valeria Sepe assure le rôle en seconde distribution, à la place d’Eleonora Buratto prévue à l’origine, et qui s’est déclarée elle aussi insuffisamment prête pour cette prise de rôle. De tels changements ont découragé certains de venir à Barcelone, mais pour nous, bien sûr, pas question de renoncer à assister à cette première qui, à travers tous ces remplacements, présente de sérieux atouts.
Il y a peu à dire sur la production de David McVicar, que tout le monde connaît par cœur, depuis sa création à Londres en 2010, tant elle a été jouée à maintes reprises à travers le monde, déjà au Liceu en 2012, diffusée par la vidéo et chroniquée ici même pour Londres 2010, Paris 2015 et 2024, New York 2019, et Milan 2022. Anglaise jusqu’au bout des ongles, elle ne peut prendre aucune ride puisqu’elle est entièrement respectueuse de l’œuvre et de l’époque, avec des décors et des costumes somptueux très inspirés des œuvres de William Hogarth. On note, sous le buste de Molière inspiré de celui de Houdon présent à l’avant-scène, la boîte du souffleur qui nous renvoie à la belle époque de la Comédie Française. La direction d’acteurs reste soignée et conforme aux captations vidéo disponibles. Quant à la direction d’orchestre de Patrick Summers, elle est bien en place, et respectueuse des voix.
Une annonce en début de spectacle fait tout craindre : mais c’est pour dédier la représentation à Jodie Devos, qui vient de nous quitter, et pour annoncer la méforme de Daniela Barcellona, qui chantera néanmoins. Petite précaution assez inutile, car elle assure brillamment ce rôle de « méchante » dans lequel elle s’identifie visiblement fort bien, y compris dans les forte marquant les confrontations les plus violentes avec sa rivale. La stature est plus que crédible, la voix toujours très présente, l’articulation parfaite, bref sa princesse de Bouillon est de celles qui marquent le rôle. À ses côtés Ambrogio Maestri est une fois de plus l’extraordinaire Michonnet que l’on connaît bien, et qui a marqué un grand nombre de représentations de cette production, déchirant, tout en nuances, confirmant qu’il est pour ce rôle l’un des plus grands titulaires de sa génération. La voix est toujours égale, et il a la qualité des plus grands, qui est de mettre en valeur ses partenaires, et notamment Adriana.
Restent bien sûr les deux autres triomphateurs de la représentation, et tout d’abord Freddie De Tommaso en Maurizio. Ce jeune chanteur de 30 ans, que l’on qualifiait encore il y a peu de « ténor prometteur », a maintenant totalement gagné ses galons de vedette. En mars dernier, il nous subjuguait au San Carlo de Naples par son Pollione particulièrement solide. Il reprend ce soir le Maurizio qu’il a déjà donné à la Scala en 2022 dans la même production, avec son éclatant timbre lírico spinto riche de mille couleurs, aux aigus projetés avec insolence qui n’est pas sans rappeler Di Stefano jeune, et à l’assise barytonnante gage d’une longévité vocale prévisible. Une prestance et une présence scénique très convaincantes, un jeu parfaitement en phase avec l’action, bref il est d’ores et déjà parmi les meilleurs de sa génération.
À ses côtés, Aleksandra Kurzak assure une magnifique prise de rôle en Adriana. Bien sûr, elle n’est pas la grande tragédienne classique que l’on pourrait attendre, mais plutôt une jeune actrice espiègle, un peu femme-enfant faisant penser à la Scarlett de Vivien Leigh, et qui ne comprend pas très bien tout ce qui lui arrive, se contentant de réagir au coup par coup à des évènements qu’elle ne maîtrise pas. Mais si la caractérisation scénique n’est pas pleinement convaincante, la voix et l’interprétation vocale, au contraire, le sont totalement. Le phrasé et le legato sont parfaits, la puissance, les notes diminuendo et filées également, et bien sûr ses deux airs soulèvent l’enthousiasme de la salle. Ses duos avec Maurizio et la princesse de Bouillon sont également parfaitement dosés et interprétés, entre violence et émotion. Au total une magnifique représentation, et une nouvelle perle ajoutée à toutes celles suscitées par cette belle production.