Créé à Anvers en mars 2023 et moyennement appréciée alors par Christophe Rizoud, la production de Tristan und Isolde de Philippe Grandrieux vient clôturer la saison de l’Opéra de Rouen Normandie. A en juger par l’accueil qu’a reçu le cinéaste aux saluts, le public rouennais aura très certainement subi la représentation en faisant les mêmes constats que notre confrère.
Nous l’avons vécue différemment. Certes, il s’agit d’une proposition radicale, par un réalisateur dont la scène n’est pas le premier terrain de jeu. Pourtant ce qui se « joue » sur l’écran nous a semblé de grande valeur et parfaitement approprié aux enjeux wagnériens, spécialement dans Tristan und Isolde. A l’heure où l’on reproche aux metteurs en scène d’accaparer les œuvres pour faire passer leurs discours personnels, Philippe Grandrieux entre dans celle-ci avec ce qui nous a semblé une grande modestie. La musique dit tout et il n’y aurait qu’à illustrer. Dès lors, le réalisateur procède uniquement par synesthésie. Sentiments, affects et situations vont s’incarner dans des vidéos mouvantes tantôt figuratives et tantôt abstraites, tantôt littérales et tantôt évocatrices. Ces synesthésies s’enrichissent de références picturales qui nous auront sauté aux yeux : Francis Bacon au premier acte à travers cette femme hurlante, dédoublée, triplée et devenu floue ; la Nature de certaines peintures baroques dans les jardins du deuxième et pour finir une animation virtuose autour du corps d’Isolde dans le troisième et l’agonie de Tristan. C’est l’autre axe et l’autre force de cette réalisation. Les modulations de l’image épousent la musique, ses flux et ses reflux. Bien évidemment, refuser la projection du sur-titrage pour inviter encore davantage à l’immersion ne peut que provoquer des réticences. On déconseillera dès lors le pèlerinage à Bayreuth mais du moment que l’on accepte ces expériences quasi exclusivement sensorielles, le travail de Philippe Grandrieux et de son équipe prend sens et vigueur en ce qu’il repose quasi exclusivement sur l’imaginaire de chacun de ses spectateurs. Pour nous c’est un tour de force, à l’exact opposé d’une proposition pédante comme celle d’un Tiago Rodrigues.
Ce succès nous semble d’autant plus éclatant que toutes les forces musicales réunies délivrent un Wagner de grande qualité. L’orchestre jouit d’une préparation irréprochable, où l’on sent à peine la fatigue s’installer au fil des actes. Les cordes, en premier lieu, se trouvent bien mises en avant ce qui renforce le romantisme de l’œuvre sans pour autant tomber dans le sirupeux et les rubati multipliés. C’est même tout l’inverse, Ben Glassberg dirige l’œuvre toute bride abattue et cela n’obère en rien la tension, présente à chaque instant, ou les enluminures qui viennent surpiquer les scènes. En somme, la lecture musicale s’avère aussi radicale – et réussie – que l’est la réalisation scénique.
Quand en plus le plateau tutoie des cimes, l’Opéra de Rouen fait carton plein. Oliver Johnston (le jeune Marin et le Berger) donne le ton d’entrée d’une voix claire et bien projetée, Ronan Airault (le Timonier) marche dans ses pas. Lancelot Lamotte (Melot) croque un personnage falot. Cody Quattelbaum propose lui un Kurwenal un rien histrion, très à l’aise sur toute la tessiture. En roi Marke, Nicolai Elsberg dispose de toute les ressources nécessaires : une voix profonde au timbre d’ébène et une science du mot qui tourne son monologue vers une douleur rentrée tout à propos. Sasha Cooke confirme qu’elle est une des plus grandes Brangäne actuelles : il suffit d’entendre la messa di voce qu’elle dépose dès le « einsam » de ses appels au deuxième acte – appels qu’elle élonge jusqu’au dernier souffle d’air que lui permet son excellente technique – pour s’en convaincre. Carla Filipcic Holm a très certainement progressé dans sa maitrise et son interprétation du rôle depuis Anvers. Le premier acte est chanté avec brio, des uts péremptoires à une narration qui se colore et s’incarne. Le duo trouve une suavité de circonstance et le troisième acte est dominé par un Liebestod très musical. S’il reste encore à parfaire les autres zones du rôle – l’ironie, la badinerie, le dédain et le désespoir absolu de la première déploration – le soprano se pose en une Isolde très convaincante. La palme revient à Daniel Johansson ! Nous n’avons pas entendu de Tristan équivalent depuis le regretté Stephen Gould. Le ténor suédois dispose d’un timbre mordoré et chaud où l’on ne dénote quasi aucune nasalité, péché mignon pourtant des wagnériens. L’endurance est à toute épreuve et il ne retient aucune de ses notes, de la première à la dernière intervention. Fort de ses qualités, le duo d’amour emporte sa partenaire et le public dans un moment suspendu. Les cinq monologues du troisième acte sont avalés sans mal d’un point de vue technique et délivré avec la justesse théâtrale nécessaire. Le grand frisson !