On a longtemps moqué les espagnolades dans Carmen. Au motif que Bizet n’avait jamais mis les pieds en Espagne, et que des générations de metteurs en scène en avaient rajouté dans le kitsch, la vision folklorique a été bannie et c’est l’aspect universel du mythe qui a été mise en avant. Parfois avec succès d’ailleurs, comme l’a montré Calixto Bieito dans sa production reprise à l’Opéra de Paris en janvier 2023.
Marta Eguilior fait table rase de tout ceci. Sa Carmen se veut « plus espagnole que l’Espagne elle-même », comme le proclame sa note d’intentions. Des légionnaires de Cadix aux toréros vêtus de capes bicolores, en passant par l’attirail complet de la semaine sainte à Séville et de la corrida, pas un détail pittoresque ne manque à la panoplie du touriste qui s’en va au-delà des Pyrénées. Mais que l’on ne s’attende pas pour autant à un spectacle « à l’ancienne ». D’abord parce que la danse y est intégrée de la façon la plus charnelle qui soit, par la grâce de Sara Cano, qui oblige son équipe de danseurs à styliser leurs mouvements. Du flamenco, la gestique évoluera vers une véritable danse de l’amour et de la mort. Ensuite parce que Marta Eguilior possède une connaissance approfondie de la culture espagnole et de la nouvelle de Mérimée qui inspira l’opéra. Elle sait donc tout le poids de la religion catholique dans cette histoire, et la façon dont elle montre cette influence permet d’échapper à toute mièvrerie : le char de procession sur lequel Carmen fait son entrée, la couronne d’épines qui structure le décor de l’acte III, les poses christiques de Don José, les pénitents encagoulés et omniprésents … Le tout dans des éclairages âpres et tirés au cordeau.
Dans la fosse, Leonardo Sini opère lui aussi des choix clairs : tout en nerf et en transparence, sa lecture est cursive. Des tempi rapides, une battue énergique, un étagement constamment clair des plans sonores. C’est indéniablement efficace, surtout dans les passages marqués par l’aspect festif, comme les chœurs de la corrida ou le quintette des contrebandiers. Mais cela peut parfois entrer en contradiction avec la vision plus sombre de la metteuse en scène. En outre, un tel parti pris de légèreté est loin d’épuiser toutes les possibilités de la partition, qui supporterait certainement plus de profondeur. En pleine forme, l’orchestre de l’Opéra royal de Wallonie suit toutes les intentions de son chef, même si on peut regretter un pupitre de cordes certes agiles mais qui sonne un peu émacié par moments. Le Chœur de l’opéra de Liège et sa Maîtrise sont euphoriques, comme à chaque fois qu’une maison francophone joue Carmen, et chacune de leurs interventions sont un moment de bonheur.
© J. Berger/ORW
Porté par cet environnement favorable, le drame se déploie sous nos yeux. Haletant, sanguinaire, bouleversant.
Sanglés dans de superbes costumes signés Betitxe Saitua, les chanteurs appellent tous des éloges, même si c’est à des degrés divers. Nous avouons un faible particulier pour le Don José de Galeano Salas. Si son jeu d’acteur est un peu pataud, le ténor sait transformer le plomb en or, et fait de sa gaucherie un élément qui le rend encore plus touchant. Et sa voix claire, puissante, offre un très bon équilibre entre le soin du chant indispensable dans l’opéra français et la fragilité de l’animal blessé. Sa dernière phrase : « C’est moi qui l’ai tuée … Ah Carmen ! Ma Carmen adorée ! », où Nietzsche voyait exprimée l’essence tragique de l’amour, reste gravée dans la mémoire. Sa Micaela a les traits d’Anne-Catherine Gillet. La soprano belge a le courage d’arracher le rôle aux oies blanches, et l’investit de toute la somptuosité de son timbre charnu. Ses élans de puissance transpercent, mais elle sait aussi l’art de retenir ses aigus, voire de les arrondir, dans des moments de lévitation vocale qui donnent le frisson. On comprend que Don José hésite entre les deux femmes.
Pierre Doyen ressuscite pour Escamillo le style de chant qui avait cours en France jusque dans les années 60, avant la grande globalisation musicale. Un vibrato serré, un appui sur les consonnes plutôt que sur les voyelles, une articulation particulièrement soignée et un refus de l’effet qui rappellent Ernest Blanc ou Robert Massard. C’est sans doute démodé, mais quelle allure ! Finalement, les seules réserves concernent Carmen. Ce que tente Julie Robard-Gendre est pourtant remarquable en termes de tenue et de clarté. Voilà une Carmen qui sculpte son texte et ses notes avec un art consommé, et qui refuse jusqu’à la moindre parcelle de vulgarité. Une Carmen qui veut séduire par son chant et son caractère, plutôt que par des minauderies ou des déhanchements. La Habanera et la Séguédille y retrouvent un style et une netteté que des quantités de Carmen aguicheuses nous avaient fait perdre de vue. Mais ce refus de la facilité montre ses limites : l’interprétation est par moments un peu froide, et le volume est souvent trop petit pour incarner pleinement la séductrice. Parmi une pléiade de seconds rôles bien tenus, on épinglera le Dancaïre d’Ivan Thirion et le Remendado de Pierre Derhet, acteurs désopilants qui n’oublient pas d’être des chanteurs stylés.