Monter Der Silbersee aujourd’hui, cet opéra de Kurt Weill sur une pièce de Georg Kaiser créée trois semaines après l’accession au pouvoir d’Hitler, n’est peut-être pas innocent. Est-ce la couleur tirant au brun de l’époque ou juste l’envie pour Ersan Mondtang de se payer le Vlaams Belang (« Intérêt flamand »), parti politique xénophobe et sécessionniste, après s’être déjà farci Leopold II dans sa précédente production in loco (Der Schmied von Gent) ? Une chose est sûre, rien n’est innocent dans cette proposition qui allume tout ce qui bouge sans se soucier du politiquement correct : les capitalistes, les racistes, les gros, les pédés, les flics, les vegans, RuPaul’s Drag Race, les femmes….personne n’en réchappe, pas même la production elle-même. Durant le premier acte, chacun prend son jet d’acide caustique et tout est décapé ou plutôt décapité. Car Ersan Mondtang en profite au passage pour se payer le Regie et ses « mauvaises idées ». Le programme de salle contient le synopsis qu’il a imaginé pour l’œuvre : nous sommes en 2033 et l’Opéra des Flandres s’apprête à célébrer le centenaire de la création de Der Silbersee dans un contexte politique troublé, agité par des groupuscules d’extrême-droite. Théâtre dans le théâtre, le metteur en scène, aussi interprète d’Olim le flic repenti, imagine de grimer les vagabonds du livret en mutants rendus difformes par la pollution des sols. Scène suivante, il convient que c’est une mauvaise idée et que le message serait beaucoup plus lisible si l’action était transposée dans le cadre du conflit israélo-palestinien (lol) ! Le décor du deuxième acte, celui qui se déroule dans le chateau où Olim cherche à se racheter en soignant Severin qu’il a blessé par balle, n’est rien d’autre qu’une caricature de production d’opéra à la Zeffirelli : un temple égyptien façon péplum avec des statues incongrues : Saint Sebastien, Ping, Liu (on cite Turandot donc), le Christ, un aviateur et un ours mystérieux. Le tout est grandiose, loufoque, déjanté, et servi par une troupe d’acteurs-chanteurs désopilante. Mais… il y a un mais, tout cela finit par tourner en rond, puis à vide autour d’un texte qui a tiré toutes ses cartouches dans la première heure (le spectacle en dure trois) et s’épuise dans un numéro interminable de cage aux folles entre Olim et Severin. Du texte de Kaiser ne subsiste que les parties chantées en allemand, cependant que le théâtre alterne entre l’anglais et les private jokes en flamands. On espérait beaucoup du final pour raccrocher le spectacle à sa satyre politique et retrouver la force du message de Weill. Las, l’option n’est qu’esquissée : un vitre de théâtre est brisée par une pierre, la troupe prend peur et l’actrice qui joue Fennimore part pour Paris avec sa valise pendant que sur scène, nos amoureux traversent le lac d’argent.
© Annemie Augustijns / Opera Ballet Vlaanderen
Dans la fosse Karel Deseure donne un Weill de fanfare, fortissimo. Les effets sont appuyés, le rythme est effréné. Qu’importe les pains, l’esprit de cabaret est aussi bien rendu sur le plateau que dans la fosse, même si le violoncelle solo, la harpe et les vents se font remarquer quand l’occasion leur en est donnée. Les chœurs, en coulisse, délivrent une élégante performance.
© Annemie Augustijns / Opera Ballet Vlaanderen
Le plateau se partage entre acteurs et chanteurs. Les figurants et petits roles participent avec enthousiasme à la vitalité du spectacle. Mais c’est Benny Claessens qui se taille la part du lion en Olim, metteur en scène dépressif, alcoolique et homosexuel lubrique. Le #MeTooGay n’est jamais loin. On est dans l’outrance, mais c’est ce qui lui est demandé et il le fait avec une joie communicative. Elsie de Brauw compose une Frau von Luber parfaitement démoniaque dont le miel sent toujours le fiel. Quel bonheur de l’entendre passer de l’anglais au néerlandais avec le même ton retors. On saluera également sa performance dans le seul air qu’elle entonne malgré une voix tendue et bien des aigreurs : ça va avec le personnage. Le baron Laur, son comparse, trouve en James Kryshak un interprète roué. On retiendra surtout sa scène d’agent de la loterie, déguisé en chateau fort vivant et lancé dans un numéro d’effeuillage digne des meilleurs cabarets. Fennimore, par volonté d’Olim le metteur en scène, est partagée entre la soprano – Hanne Roos au timbre clair et à l’agilité certaine – et une actrice Marjan de Schutter qui se lancera tout de même dans un air de one woman show devant le rideau le temps du dernier changement de décors. Chapeau l’artiste. Enfin, Daniel Arnaldos brille dans chacun des trois airs dévolus à Severin : le timbre est lumineux et le chant bien conduit malgré les assaults de l’orchestre.
Si la description ci-dessus ne vous a pas déjà rebuté, le spectacle est coproduit par l’Opéra de Lorraine : l’occasion d’aller voir cette œuvre rare, malléable et d’une actualité folle.