Bien que connue et souvent contée, l’anecdote est de circonstance. Lors des répétitions d’Elektra, peu de jours avant sa création au Königliches Opernhaus de Dresde en 1909, Richard Strauss admonesta le chef d’orchestre, Ernst von Schuch : « Plus fort ! J’entends encore Madame Heink » – la créatrice du rôle de Clytemnestre.
A Munich, dans cette reprise de la mise en scène de Herbert Wernicke, mort en 2002, Vladimir Jurowski applique la consigne à la lettre. L’orchestre est le premier des protagonistes d’un drame implacable d’où toute trace de lyrisme a été écartée. Impitoyable, dominatrice, la direction musicale s’infiltre au plus profond de la partition, la transperce, l’analyse, la déchiquète, la déstructure presque, au détriment d’élans mélodiques avortés, brisés, démantelés avant même de s’être déployés. L’âpreté de l’écriture straussienne, sa violence, et par voie de conséquence sa modernité, ne font plus de doute mais ainsi asséchée de sa substance compassionnelle, Elektra peut sembler aride, d’autant que l’absence – inexpliquée – de surtitres dans la salle n’aide pas à pénétrer les arcanes de la tragédie, sauf à suffisamment maîtriser la langue allemande.
Cette approche met en valeur un orchestre dont l’excellence n’est plus à démontrer. L’acuité, le foisonnement des détails, la netteté avec laquelle chaque pupitre apporte sa pierre à l’architecture sonore provoquent l’admiration à défaut de l’émotion.
Les chanteurs, eux, ne sont qu’instruments parmi d’autres, voix contraintes de franchir le mur dressé face à eux, ou de se taire. De tous les rôles du répertoire le plus inhumain peut-être, Elektra met à rude épreuve Elena Pankratova. L’aigu seul surnage à la surface de cette mer déchaînée de sons mais la soprano reste remarquable de résistance et de volonté, inaudible parfois, monolithique souvent face à un orchestre qui lui laisse peu de marge d’expression, mais héroïque.
Héroïque aussi, Vida Miknevičiūtė semble d’abord taillée dans un bois trop tendre pour Chrysothemis mais emporte finalement l’adhésion par la limpidité, la musicalité, la lumière, la fraîcheur aussi avec laquelle elle traverse l’opéra pour le conclure par deux « Orest ! » lancés vaillamment, comme deux fusées de détresse.
© Wilfried Hösl
Aux portes de la légende se dresse Violeta Urmana, Clytemnestre à la stature impressionnante, seule parmi toutes à projeter ses notes graves par-dessus l’orchestre, chantante dans un rôle qu’ont pour usage de s’approprier les disantes – ces chanteuses plus ou moins en fin de carrière dont le tempérament transcende l’insuffisance – n’usant ni de schpregesang, ni de rupture de registre mais au contraire d’une émission encore homogène pour imposer une reine tourmentée, impérieuse et glacée.
Tapi dans une loge latérale – un des artifices judicieux de la mise en scène –Oreste attend son heure pour gagner la scène au moyen d’un escalier aménagé sur le côté. Károly Szemerédy caparaçonne le frère d’Elektra dans un baryton d’airain, d’une noblesse et d’une dignité que rien ne semble pouvoir fendre, pas même les accès de tendresse dans la grande scène de reconnaissance.
Désormais rompu aux rôles de caractère, straussien notamment – son Herode dans Salome est actuellement incontournable –, ténor au trait précis et incisif dans les deux courtes scènes que lui concède l’opéra, John Daszak est l’Egisthe pitoyable et glapissant consacré par une certaine tradition.
Avec son immense carré noir qui ferme le cadre de scène et qui, en pivotant, laisse entrevoir les marches du palais, la réalisation scénique de Hubert Wernicke pourrait n’être qu’esthétique. Les jeux de lumière calés sur la partition, la fluidité et l’intelligence des entrées et sorties, la position d’Elektra emprisonnée dans un cercle lumineux devant ledit carré, comme cloitrée dans sa psychose, le manteau de Clytemnestre, réplique du rideau du Staatsoper, qu’Oreste revêtira à la fin de l’opéra pour se figer dans une position d’empereur romain : nombreux sont les détails qui affirment une compréhension affûtée de l’œuvre. Une direction musicale moins omnipotente aurait pu en rendre la représentation plus mémorable.