Les travaux de rénovation de l’opéra de Toulon l’ont conduit à externaliser ses productions. Opportunément, c’est Châteauvallon qui a été retenu pour l’ultime soirée lyrique de cette saison. Niché dans une pinède escarpée dominant la Méditerranée, l’amphithéâtre offre au public une proximité visuelle et acoustique incomparable à l’action dramatique. Malgré l’absence de mur, aucune amplification n’est nécessaire, la présence de l’orchestre au pied de l’espace scénique, lui aussi en amphithéâtre, participe à un équilibre et une clarté enviables. Rarement la gémellité des deux ouvrages n’aura paru aussi évidente, par-delà la culture machiste du Mezzogiorno (1), soulignée par une approche commune et de multiples interférences. Le cadre naturel est à peine modifié, quelques objets suffisent à camper le décor : un fauteuil usagé devant un ancien poste de télévision…des cannettes de bière vides, une croix de néon, pour Cavalleria rusticana, un banc sous un lampadaire, des panneaux grillagés et un dispositif tubulaire central pour Pagliacci. Un graffiti (2), comme une représentation murale dégradée d’une descente de croix imposent cette vision de la permanence de la piété populaire.
Trahison, délation, jalousie, vengeance, le fonctionnement et les thématiques fortes sont communes et constantes : le peuple, pauvre (3) sinon misérable, aliéné par son conditionnement dans la tradition, dont l’Eglise, indifférente à la violence meurtrière, est un moteur. Silvia Paoli, qui se plaît à établir les ponts entre les deux opéras, a choisi de transposer l’action dans un passé récent, et – sans jamais réécrire l’histoire – en souligne magistralement le contexte social et humain. Sordide (une SDF et ses ballots de récupération, dont la compassion silencieuse nous émeut), délibérément vulgaire, sale, à la limite du trash, aux couleurs agressives, ce vérisme d’un réalisme juste nous plonge au cœur du drame, passée la surprise d’un prologue muet, avant que retentisse la sérénade de Turridu. La mise en scène, intelligente, fouillée et riche, lisible et cohérente, est une des plus belles que nous ayons vues de ce diptyque. Les costumes s’inscrivent naturellement dans cet environnement. La direction d’acteurs, millimétrée, est admirable de justesse et de précision (4) : les corps et les visages parlent. Les danseurs mêlés aux chanteurs participent à cette expression collective où la personnalité de chaque individu est soulignée. Une mention particulière aux éclairages de Fiammetta Baldiserri, efficaces et recherchés, qui sculptent les chairs comme le décor. Tous les tableaux sont un régal visuel, scènes intimes comme de foule, animées.
Cavalleria rusticana - Santuzza (Anaïk Morel) et Turridu (Tadeusz Szlenkier) ©Frédéric Stéphan
Pour cette production audacieuse et forte, la distribution a fait le choix du renouvellement : en dehors d’ Agnese Zwierko, qui nous vaut une Mamma Lucia plus vraie que nature, tous les chanteurs abordent les ouvrages pour la première fois, gage d’un engagement énergique. L’autorité vocale et scénique de cette figure familière de ce répertoire comme des plus grandes scènes est indéniable. La voix est généreuse, âpre pour une vérité dramatique constante. La direction d’acteurs Intègre opportunément les prémices de la future maternité d’Anaïk Morel à la dramaturgie. La Santuzza qu’elle nous offre impressionne par les moyens vocaux et dramatiques mobilisés. La voix au timbre chaleureux est longue, ductile, aux aigus aisés, au service d’un jeu d’une grande justesse : l’émotion nous gagne lorsqu’elle fait à sa mère l’aveu de son amour trahi (« Voi lo sapete, o mamma »), comme lorsqu’elle révèle à Alfio la trahison de sa femme. Tadeusz Szlenkier, ce soir « italian lover », campe un Turridu athlétique et viril, violent, puis un Canio dévoré par la jalousie. La voix est mûre, solide, ample et libre. Les aigus sont bien là, dépourvus des accents histrioniques trop souvent entendus, ce qui nous réjouit. L’émission est arrogante, généreuse, flexible. La sicilienne chantée en coulisses était prometteuse, et l’on ne sera jamais déçu. Le brindisi « Viva il vino spumeggiante » a toutes les qualités attendues. Son ultime air « Compar Alfio ! » suivi de « Mamma, quel vio è generoso » nous le rend sympathique, à travers l’expression de son remords et la prémonition de sa mort violente. Après un mémorable « Vesti la giubba », sombre à souhait, il en ira de même du dernier air de Canio (« No ! Pagliaccio non son »), chargé d’émotion juste, et sa sincérité nous fait oublier le crime qu’il va commettre. Un grand ténor. Nedda (dans I pagliacci) est confiée à Marianne Croux, ardente et bien chantante, heureusement dépourvue des tics expressifs que l’on continue d‘entendre parfois. Sa petite ballade (« Stridono lassù ») traduit bien la superficialité, la légèreté du personnage. Son séducteur, Silvio, chanté par Csaba Kotlár, est tout à fait juste, tout comme le Beppe-Arlequin d’Andrés Agudelo. Même si Tonio a perdu sa bosse, Daniel Miroslaw, contrefait, lui confère une crédibilité incontestable. Dans le rôle de l’amoureux éconduit, délateur, notre baryton crève l’écran, servi par une voix saine, bien timbrée, expressive à souhait. Auparavant, il campait fort bien un Alfio naïf, dont l’air avec le chœur « Il cavallo scalpita » est empreint de joie populaire. Le livret comme la musique font peu de cas de Lola, réduite à l’objet de désir. Les apparitions de Reut Ventorero, sensuelle, sont tout aussi remarquables que son bref refrain,« Fior di giaggiolo ». On regrette que l’ouvrage ne nous permette pas de l’entendre davantage.
Le chœur de l’opéra de Toulon, dirigé par Christophe Bernollin, et de celui de Montpellier (ce dernier préparé par Noëlle Gény), se montrent exemplaires d’expression vocale, de précision comme d’émission, assortis d’un solide jeu dramatique. Femmes et hommes, fréquemment séparés, nous valent de belles pages, qui ne se limitent pas au Regina coeli de Cavalleria. Les enfants de la Maîtrise de l’Opéra, et ceux du Conservatoire impressionnent par leur aisance scénique et par leur chant, bien en place, juste et clair.
Le chef, Valerio Galli, dirige par cœur. Les deux partitions lui sont manifestement très familières, son attention à chacun, les départs, les modelés, les contrechants, rien ne lui échappe, et l’orchestre se montre exemplaire. Alors que l’on pouvait redouter les excès, les boursouflures d’une musique trop souvent galvaudée, c’est une lecture inspirée, dramatique et sobre, qui nous est offerte. La prédilection de Mascagni pour les violoncelles, auxquels il confie fréquemment le chant, est remarquablement illustrée ce soir. Mais aucun musicien n’est en reste, de la harpe (2 dans Cavalleria rusticana) au tuba basse. Les intermèdes symphoniques, respirations d’attente, réjouissent les auditeurs. Le public le plus nombreux ovationnera longuement les artisans de ces émotions partagées.
Promis pour la saison 2025-26 (Montpellier et Dijon), le transfert en salle de cette extraordinaire et intense réalisation sera une nouvelle surprise. A ne pas laisser passer, donc !
(1) Après la Sicile, non pas les Pouilles, mais la Calabre... (2) « Piange anche la madonna » (La Madonne pleure aussi). « AVERTI CHE DIO TI VEDE » s’affiche au-dessus du gradin supérieur. (3) La richesse d'Alfio est opportunément soulignée, comme la misère de la vieille femme, ajoutée, muette mais dont la gestique est parlante. (4) Y compris durant le jeu de passes du ballon des enfants du patronage, sous l’autorité du curé en soutane.