Evoquée il y a cinq ans environ lors d’une conversation avec Pierre Audi alors que celui-ci arrivait à la tête du Festival d’Art Lyrique d’Aix-en-Provence, cette nouvelle production signée Dmitri Tcherniakov réunissant en une seule soirée Iphigénie en Aulide (1774) et Iphigénie en Tauride (1777) plonge le spectateur dans les fonds abyssaux d’une guerre qui semble ne jamais vouloir finir. La guerre de Troie bien entendu ? Oui mais pas seulement, loin de là. Elle est à peine évoquée dans le premier opus, et elle est déjà oubliée dans le second qui se situe environ vingt ans après (une projection avant le commencement du second opéra donne une énumération précise des morts, blessés ou disparus de la guerre – de Troie ?). Mais alors quelle guerre ? Quand le rideau tombe sur Iphigénie en Aulide, celui-ci comporte en grand l’inscription « GUERRE ». Guerre à mort chez les Atrides bien sûr, mais guerre au-delà et c’est cet au-delà à l’évidence qui motive Tcherniakov.
© Monika Rittershaus
C’est la quatrième fois que le metteur en scène russe propose à Aix-en-Provence. Nous avons en mémoire son Don Giovanni en 2010, son Carmen en 2017, Così fan tutte en 2023. Le point commun de ces mises en scènes, et que l’on retrouve ici : comprendre et décortiquer les ressorts de l’action, exposer celle-ci dans un contexte repensé pour en faire saisir au spectateur toute l’actualité. La tâche était plus aisée pour ses trois premières aixoises avec des œuvres rythmées et aux incessants soubresauts. Point de tout cela chez Gluck, mais au contraire une longue et languissante dissertation sur les relations tortueuses, pour ne pas dire impossibles dans les familles, la violence, le pouvoir, le sacrifice. Il semble clair que le sujet taraude le metteur en scène. Alors il s’en donne à cœur joie, surtout dans la seconde partie (Iphigénie en Tauride), d’un noir abêtissant (pas une seule couleur n’apparaîtra dans les quatre actes, à part le rouge du sang d’Oreste, alors qu’elles flamboyaient dans Iphigénie en Aulide) : le chœur féminin est ainsi composée de femmes de soldats au front attendant leurs retours, Thoas est un militaire en casque et treillis, illuminé, que la guerre a rendu fou et qui est pris d’incontrôlables tremblements. Il n’en va guère mieux de Pylade et Oreste, enivrés de douleurs, de fatigue et de désespoir et dont la trop longue confrontation au III finit par nous saouler.
Autre caractéristique « tcherniakovienne » (présente aussi dans les quinze heures de son Ring de 2022 à Berlin) : l’unité de lieu. Un lieu qui nous est connu et où nous nous retrouvons, où nous pouvons nous projeter et bien mieux que dans le palais d’un roi de Mycènes. Quoi de plus familier en effet qu’un appartement ? Un appartement tout simple. De gauche à droite sur la scène : la chambre parentale, l’entrée, la salle à manger et la chambre des enfants (Oreste et sa sœur Electre apparaissent jeunes enfants dans Iphigénie en Aulide – et déjà Oreste joue aux petits soldats). Le même décor pour les deux opéras. Sauf qu’en Aulide il est coloré, plein de lumière et lieu de fête. En Tauride en revanche, il est noir, glacial et pour tout dire mortifère. L’appartement, notre lieu commun à tous, se pourrait-il qu’il devienne le théâtre de guerres –intrafamiliales s’entend ? Tout part de là en Aulide avec le cauchemar d’Agamemnon qui voit à l’avance Iphigénie se faire égorger par Calchas à l’occasion d’une fête de famille, justement le mariage d’Iphigénie avec Achille, ce gendre dont personne ne voudrait, avec sa tête de gougnafier, sa prétention, sa vulgarité, sa bêtise en un mot.
Alors oui, le Russe voit le mal partout et tout est prétexte aux déchirements, à la guerre en un mot. Rien de plus n’est dit, nulle allusion trop parlante à une actualité à laquelle il ne peut être insensible. Comme toujours aussi chez lui, il y a ces fulgurances, ces images fortes qu’il nous impose et qui s’impriment dans nos esprits. Comme Diane qui parle à travers le personnage d’Iphigénie et qui rend cette dernière encore plus mystérieuse. C’est aussi le traitement des cauchemars (d’Agamemnon, d’Iphigénie et d’Oreste) qui font que Clytemnestre est par trois fois trucidée sur scène par son fils, c’est Oreste entravé par les liens et qui tourne tel un ours en cage, lui que la guerre a rendu fou et c’est enfin Iphigénie qui, dans les dernières secondes de l’ouvrage, veut rendre à Oreste les petits soldats avec lesquels il jouait enfant. Trop tard, il est déjà parti avec Pylade.
© Monika Rittershaus
Distribution de luxe au Grand Théâtre de Provence dominée par Corinne Winters, Iphigénie adulescente en première partie, vieille femme avant l’âge, tout cheveux grisonnants, dans la seconde. Le mezzo est d’une telle élégance, sobriété, avec ce qu’il faut de retenue pour entretenir le mystère d’une héroïne tantôt sacrifiée, tantôt sacrificatrice. La diction est très acceptable, n’étaient-ce ces nasales souvent difficiles à rendre par les non-francophones. Elle aura fait preuve d’une endurance peu commune, à l’exception notable d’une soudaine baisse de régime au II. Il faudra malheureusement que cela tombe sur le plus bel air de l’ouvrage (« Ô malheureuse Iphigénie ») où elle accumulera inexplicablement les accidents de justesse. Tout rentrera dans l’ordre pour la fin de la pièce. Outre cette voix qui a conservé tout au long de la soirée (5h30 avec une pause de 90 minutes entre les deux pièces) sa part de mystère, on saluera une présence magnétique qui laisse une empreinte durable. Chez les femmes il y a aussi la grande Véronique Gens qui trouve en Clytemnestre un rôle sur mesure de femme maîtresse, où déployer un soprano habité du haut en bas de la gamme, et la Diane de Soula Paradissis (présente dans les deux distributions) qui se fond dans le personnage d’Iphigénie en prenant son apparence.
Côté masculin, que du beau ou presque. Bien sûr on attendait les duettistes Stanislas de Barbeyrac (Pylade) et Florian Sempey (Oreste). Ils sont à la hauteur des attentes et renversent la table dans tous les sens du terme au III (Iphigénie en Tauride) dans leur duo qui, si sa longueur nuit considérablement à l’avancée dramatique, nous enivre par l’engagement de deux des plus beaux représentants du chant français actuellement. Alexandre Duhamel est un Thoas bouleversant d’authenticité et de force : il est un guerrier qui a tout perdu au combat et qui en revient méconnaissable. L’Agamemnon de Russell Braun était annoncé souffrant. Sans doute a-t-il, ici ou là, manqué d’ampleur mais la voix ambrée à souhait nous a séduit. Le Calchas de Nicolas Cavallier fait preuve de la vaillance attendue. Sérieuse réserve en revanche concernant l’Achille d’Alasdair Kent qui détimbre dans les aigus et offre une voix souvent instable ; son jeu d’acteur en revanche vaut le déplacement !
Emmanuelle Haïm revient à Aix pour notre plus grand bonheur. Elle et son Concert d’Astrée avaient été de la fête en 2016 (Il trionfo del tempo et del disinganno). La direction d’orchestre est toujours pesée au trébuchet, les indications sont fines. La battue de Haïm est reconnaissable entre toutes et la troupe suit fidèlement. L’orage du début de Iphigénie en Tauride est remarquablement rendu. Quelques bois nous ont semblé manquer sensiblement d’élégance dans une partition où l’élégance prime sur tout, c’est un peu dommage.