La peur de l’hiver, de la maladie et de la misère n’a peut-être pas trouvé d’expression plus émouvante que dans le destin de Mimi, cette grisette de l’opéra puccinien, qu’un Baudelaire aurait pu aimer, lui qui redoutait tant d’entendre « tomber avec des chocs funèbres / Le bois retentissant sur le pavé des cours.» juste avant la froide saison (dans « Chant d’automne – I »). Et justement dans l’atelier où le poète Rodolfo et le peintre Marcello grelottent, il n’y a pas de bûches dans le poêle à bois, tel qu’ont pu peut-être le vivre les artistes de la Scapigliatura, cette version italienne de la bohème parisienne. Succès jamais démenti donc d’une œuvre lyrique qui met en scène les tourments et bonheurs de la bohème artistique de 1830, justement choisie par le directeur musical de l’Orchestre national de Lille pour ses adieux aux musiciens et au public (enthousiaste) lors des traditionnelles Nuits d’été de juillet. Dans la salle du Nouveau Siècle construite il y a une quarantaine d’années pour l’ONL, le public (par sa composition sociale large et sa venue en nombre) montre bien que depuis 2016, Alexandre Bloch a su faire prospérer et évoluer le legs du chef fondateur Jean-Claude Casadesus.
Pour cette dernière soirée lilloise et puccinienne, Alexandre Bloch a encore fait le choix cette année d’une production aussi luxueuse en ce qui concerne sa distribution qu’elle est modeste en termes de coût pour la réalisation scénique, traçant une des voies possibles de l’opéra de demain, pour un résultat clairement satisfaisant. Grâce à la création visuelle de Grégoire Pont associant vidéo, lumières, effets numériques, au prêt d’éléments de décors et de costumes de l’Opéra de Lille, et à une mise en espace associant le public et les artistes (chœurs et figurants se déplaçant dans toute la salle), l’atelier, le Café Momus, la Barrière d’Enfer se matérialisent en une proposition facilement lisible, colorée et poétique, laissant toute la place à la musique et aux chanteurs. Des chanteurs qui, par leur jeunesse et leur complicité souriante, semblent incarner un quatuor idéal. Première déception, Pene Pati n’est pas en forme, et son premier air (« Che gelida manina ») manifeste rapidement des faiblesses dans la conduite de la ligne et dans l’émission des aigus, à la limite du chevrotant (à l’acte I). De loin en loin, la beauté du timbre rayonnant et la vaillance évoquent irrésistiblement Pavarotti, et le chanteur que le ténor samoan peut être. Mais pour cause de fatigue (et de bravoure mal maîtrisée ?), la projection est médiocre, les passages de registres aléatoirement négociés – au contraire du Marcello de Thomas Doliè, magnifique de bout en bout. Le baryton offre un chant plein à la sonorité brillante, une diction de grande classe et le couple qu’il forme avec la Musetta de Magali Simard-Galdès, rossignol piquant et sensuel à souhait (« Quando m’en va soletta per la via ») aux interventions parfaites entre légèreté et émotion (à l’acte IV), est galvanisant au possible dans son contraste attendu avec celui de Rodolfo et Mimi.
La Mimi de Nicole Car hausse le niveau général dès son entrée, et particulièrement celui de Pene Patti, en duo ou en quatuor (« Addio, dolce svegliare »). Elle connaît les tours et détours de ce rôle et son chant en magnifie le lyrisme humble (« Mi chiamano Mimi »). La beauté grave de son timbre, ses inflexions subtiles impeccablement réglées par une émission large passant un orchestre parfois envahissant et son charisme scénique en font une interprète de choix. Le Schaunard de Francesco Salvadori ne se démarque guère (mais il a peu à chanter). A contrario le Colline d’Edwin Crossley-Mercer est généreux, d’une égale efficacité durant la soirée. Il obtient fort légitimement les acclamations du public avec sa « Chanson du manteau » (acte IV). Marc Labonnette est un formidable Benoît, tout comme un Alcindoro burlesque, et Abel Zamora un Parpignol ne contribuant pas peu à la réussite de ce deuxième acte entraînant et gai. Enfin, la direction très particulière d’Alexandre Bloch a pu parfois surprendre par une agogique du discours peut-être peu entendue jusqu’ici. Selon les climats à faire naître, très (trop ?) énergique, puis lent jusqu’à sembler énoncer (trop ?) analytiquement les notes des motifs colorant les personnages et les formules des passages purement orchestraux dans une esthétique résolument impressionniste, il conduit un orchestre très vivant et expressif, jusqu’à la conclusion tutta forza d’une œuvre qui arracherait des larmes à un roc avec son irrésistible finale.