« Candeur Virginale » écrivait Stendhal à propos de Tancredi. Sans doute serait-il surpris de la version proposée ce soir. Après Agathe qui en pinçait hier soir pour Ännchen (Der Freischütz), c’est ce soir un autre couple lesbien qui tient la tête d’affiche. La question sexuelle du travesti a depuis longtemps taraudé les metteurs en scène : ah, deux femmes ensemble, quelle jouissance. Mais, comme dirait l’autre, personne n’est parfait.
Car la vraie question, c’est : Tancredi est-il un opéra de chef, de chanteurs ou de metteur en scène ? Il semble que ce soir ce soit la première acception qui prévale. Car devant un auditoire peu habitué au répertoire rossinien, le brio de l’orchestre mené par Yi-Chen Lin, ainsi que le foisonnement de la mise en scène l’emportent nettement sur les côtés poétiques et sentimentaux développés sur scène par les personnages principaux. La cheffe taïwanaise n’est certes pas une spécialiste de Rossini, mais l’orchestre auquel elle insuffle un grand allant sonne avec brio, et les cadences, si elles font plus penser à Cenerentola qu’à l’opera seria, galvanisent autant les chanteurs que les spectateurs. Tout au plus les finesses instrumentales aux cordes et aux vents sont-elles parfois un peu gommées. Mais le relais est pris par la mise en scène, qui sait, comme le meilleur prestidigitateur, détourner l’attention.
Sur une immense tournette, un beau décor très italien de Ben Baur évoque un palais un peu destroy où a été installé un appartement des années 70. C’est là que s’active toute une mafia que Tancrède s’efforce de détruire. Tout cela sera prétexte à ce qui est devenu notre lot quotidien dans tous les opéras du monde : passages à tabac, hommes armés de mitraillettes et de revolvers tirant sur tout ce qui bouge, suspect attaché à une chaise, un sac noir sur la tête, tortures diverses, giclées de sang sur les murs, corps sanguinolents, bref on n’est guère dépaysés, au point que le rêve, quand on va au théâtre, serait quand même d’être débarrassés de tout ce fatras. Mais au total, si l’on admet ce parti pris, c’est plutôt bien fait, la mise en scène de Jan Philipp Gloger est efficace et tout s’écoule quasiment sans temps morts.
Anna Goryachova, qui avait été ici même en 2019 la Dulcinée du Don Quichotte de Massenet, a plusieurs fois chanté le rôle de Tancrède, notamment à Beaune en 2022, concert à propos duquel Fabrice Malkani notait : « Son beau timbre peine à se faire entendre avec toute la plénitude voulue ». Paradoxalement, cette voix qui semble opulente reste souvent confidentielle – c’est le cas notamment dans le fameux air « Di tanti palpiti » –, manquant de projection et comme entravée par un important vibrato. Elle n’en restitue pas moins la douleur touchante de Tancredi, et parvient à convaincre dans l’air « Perche turbar la calma ». Fort curieusement, ce commentaire correspond toujours parfaitement à la prestation de ce soir. Ici, pas de virtuosité gratuite, simplement le respect de la partition et du texte, avec quelques prudentes vocalises, et bien sûr sans variations. Donc par rapport à de prestigieuses titulaires du rôle, on ne peut que rester sur sa faim. Le « O ! Patria » ne réveille ce soir, chez la cantatrice et chez les spectateurs, ni sens patriotique, ni ardeurs belliqueuses… Car le personnage manque de vigueur réelle, de tempérament, de fougue. Il est plutôt bien joué, mais il n’est ni habité ni réellement vécu, et l’émotion paraît quelque peu factice. Donc, ni vraiment guerrier agressif, ni vraiment amant malheureux, il ne reste qu’un personnage qui se laisse un peu balloter au gré des événements.
À ses côtés, Mélissa Petit (Amenaide) est au contraire toute de spontanéité et de légèreté, apanages de la jeunesse vocale. On apprécie la fraîcheur d’une voix égale sur toute la tessiture, aussi à l’aise dans l’aigu que dans les vocalises. Elle brille aussi par son aisance en scène et sa solide implication dans le rôle. L’humour n’est jamais loin non plus, et elle nous gratifie aux saluts finaux d’une somptueuse révérence en jean troué. Antonino Siragusa retrouve le rôle d’Argirio, qu’il a beaucoup chanté, notamment à Pesaro en 2012. Sa voix stridente est restée techniquement la même, et s’il accroche en force toutes les notes, même les plus périlleuses, on ne peut pas dire qu’il génère un grand plaisir auditif, même si l’adéquation avec le personnage paraît bonne. Orbazzano est interprété de manière très classique par Andreas Wolf, et Isaura par Laura Polverelli. Les chœurs se sortent plutôt bien de l’exercice, avec vigueur et clarté, mais dans un style qui pencherait plus vers le germanisme que vers l’italianisme…