Après une vision particulièrement noire signée Katharina Wagner et une démarche plus esthétisante de Roland Schwab, cette nouvelle production de Tristan und Isolde qui ouvre l’édition 2024 nous aura laissé sur notre faim, restant dans un entre-deux inabouti : la vision de Thorleifur Örn Arnarsson ne renouvelle pas le mythe, ce qui ne satisfera pas les uns, et la scénographie manque cruellement de poésie, ce qui rebutera les autres.
Tout avait pourtant bien commencé. Au lever du rideau, Isolde occupe le centre de la scène, habillée d’une immense robe qui évoque un peu un parachute tombé du ciel. Le reste est dans une obscurité partielle. Quelques cordages pendant des cintres indiquent que nous sommes sur un bateau. Isolde griffonne sur sa robe : on distingue les mots « Tantris » (le pseudonyme de Tristan dans les événements précédant l’acte I), peut-être « Marke » (barré), et c’est à peu près tout si l’on n’est pas dans les premiers rangs. Les différents personnages font ensuite leur entrée dans le drame, mais les interactions sont réduites au minimum. Chacun chante un peu pour soi jusqu’au basculement de la scène du philtre. Pour les lecteurs qui ne l’auraient plus en tête, rappelons les événements antérieurs au lever du rideau : Tristan est venu chercher Isolde (qui l’a sauvé jadis alors qu’il avait tué son fiancé) pour l’amener auprès du roi Marke, l’ancien vassal de son père, afin qu’il l’épouse, scellant ainsi l’alliance entre les factions rivales. Partagée entre sa haine pour Tristan en raison de ce rôle, et son amour refoulé envers celui-ci, Isolde demande à sa suivante Brangäne de préparer un poison qu’elle offre à Tristan qui le boit en toute connaissance de cause. Puis Isolde l’absorbe à son tour. Sauf que Brangäne a désobéi et a préparé un philtre d’amour : c’est la base de ce drame. Mais il n’y a pas de bonne idée qui ne puisse être remplacée par une mauvaise : ici, Tristan refuse le poison proposé par Isolde (Brangäne n’intervient pas) et jette la fiole à terre. Puis les deux protagonistes décident de laisser tomber toutes ces sottises pour s’embrasser sans plus de façons. Et tant pis si la musique de Wagner évoque le lent effet du philtre sur le cœur des amants. Pour Amarsson, le philtre d’amour n’a pas de raison d’être puisque les deux protagonistes étaient déjà amoureux l’un de l’autre. Par le poison, Isolde essaierait de revenir à cette situation où Tristan / Tantris n’était plus un héros mais un homme blessé à sa merci, et où elle-même n’était pas une femme-objet (le tribut du traité) mais une magicienne ayant un pouvoir de vie ou de mort sur Tristan.
Le deuxième acte nous convie dans la cale rouillée d’un navire, au milieu d’un bric-à-brac bizarroïde : statues antiques, fennec empaillé, globe terrestre, tableaux représentant un vaisseau (Le Port de Greifswald, de Caspar David Friedrich, artiste qu’admirait Wagner ; un autre, un navire pris dans la tempête, qui peut faire penser au Vaisseau fantôme…), squelette anatomique, barre de navire… Les protagonistes tripotent une photo qui pourrait être un portrait de la mère d’Isolde, magicienne à laquelle Brangäne fait allusion au premier acte. On pourrait penser à l’antre de la magicienne qu’est également Isolde. Le long duo d’amour se déploie sans que les héros n’aient retrouvé leur éphémère ardeur du premier acte, chacun chantant de son côté en regardant la salle. L’arrivée du roi Marke vient toutefois mettre un peu d’animation, ce qui n’empêche pas Isolde d’aller s’asseoir de son côté, apparemment indifférente aux explications de Tristan. Le livret prévoit à ce moment que Tristan, après avoir défié Melot, se jette sur l’épée de celui-ci pour trouver la mort. Arnarsson, filant l’idée du premier acte, nous montre Tristan absorbant le poison dont on pouvait croire la fiole brisée à terre (du coup, Melot ne tue personne). Au troisième acte, Tristan file lui aussi, mais un mauvais coton. Le poison n’est pas très efficace. Le décor de l’acte précédent est disloqué. Le fatras de bibelots est concentré au milieu de la scène. L’hypothèse de l’antre de la magicienne en prend un coup. Tristan trône sur une chaise adossée au monticule hétéroclite. On dirait un antiquaire jeté à la rue avec le contenu de son magasin, et qui attend sur le trottoir l’arrivée des déménageurs. À l’entrée du roi Marke, Kurwenal ne tue pas Melot (ce ne serait pas cool puisqu’il n’a rien fait à l’acte II). Quant au pauvre Melot, il semble se demander ce qu’il fait là. Isolde meurt après avoir elle aussi absorbé un poison, à rebours du sens même de son air final, le Liebestod (la « mort d’amour »). L’absence de philtre d’amour rend par ailleurs incompréhensible le pardon du roi.
À défaut d’être convaincante, l’inversion philtre de mort / philtre d’amour est donc cohérente tout au long des trois actes, mais constitue toutefois une réflexion un peu maigre sur le mythe (et probablement pas très originale), d’autant qu’elle n’est pas autrement développée et qu’elle ne répond pas à toutes les situations du livret. Visuellement, le spectacle n’est ni trash ni particulièrement beau à regarder, agrémenté d’effets de lumière un peu faciles (l’immanquable basculement d’éclairage à l’arrivée du roi à l’acte II) et de costumes dépareillés sortis du décrochez-moi-ça. La direction d’acteur est limitée à sa plus simple expression : pour l’essentiel, les chanteurs sont réduits à un minimum d’interactions et se déplacent avec lenteur dans un espace encombré, ce qui correspond bien à la volonté du metteur en scène islandais, puisque celui-ci insiste en interview sur son travail auprès des chanteurs pendant les répétitions .
Musicalement, la soirée se situe globalement à un excellent niveau. Andreas Schager est un Tristan d’une insolence vocale proprement incroyable, au souffle long et à la puissance sidérante. Ces moyens sont d’autant plus remarquables que Schager n’est pas exactement un pur spinto ou un Heldentenor (comme le regretté Stefen Gould), mais plutôt un lyrico-dramatique survitaminé qui ne semble jamais forcer dans cette tessiture. Par ailleurs, le chanteur est aussi capable de nuancer, d’alléger la voix, parfois en la teintant de douceur au moyen du registre mixte. L’engagement du ténor est constant, trop d’ailleurs : au dernier acte, au bout de cinquante minutes à ce régime, la voix commence malheureusement à flancher, avec quelques aigus craqués et d’autres trop bas. Dans le contexte, ses fêlures « passent », accentuant même l’effet dramatique de l’hystérie du héros à l’approche d’Isolde, et l’émotion dégagée prime sur la perfection vocale. Une gestion plus prudente de ses ressources aurait permis au ténor autrichien d’éviter ces accidents, mais Schager n’est pas un chanteur raisonnable : c’est un artiste qui donne tout, et c’est aussi ce qui le rend unique. Camilla Nylund offre une belle voix lyrique au timbre clair, qui manque de la largeur et du moelleux attendus pour rendre justice à la sensualité attendue dans le grand duo. C’est une Isolde atypique, fine, extrêmement musicale. Par ailleurs, sa projection reste un peu limitée, ce qui n’est pas totalement rédhibitoire compte tenu de l’acoustique de la salle. Malheureusement, face à un tel partenaire, Nylund a du mal à se faire entendre et se retrouve régulièrement submergée sous des décibels dont Schager aurait pu faire l’économie pour éviter ses problèmes à l’acte III. Mise à part son impressionnante robe, Nylund n’a donc pas l’étoffe d’une Isolde traditionnelle. Günther Groissböck est un roi Marke atypique, d’une grande noblesse comme il se doit, mais aussi d’une certaine séduction physique, à rebours du vieillard qu’on forcerait Isolde à épouser. L’absence de direction théâtrale nous le rend ainsi plutôt sympathique, pas vraiment émouvant du fait d’une quelconque dignité blessée. Si l’on excepte une tendance à chanter parfois un peu haut, la basse autrichienne offre un chant d’une grande musicalité. Pour cette première, un « loup solitaire » avait décidé de se payer le chanteur en le huant copieusement : réaction totalement injustifiée, mais il y a des fous partout. Ólafur Sigurdarson est un Kurwenal sonore et profondément humain : avec Schager, c’est celui qui fait passer le plus d’émotion par son chant. La Brangäne de Christa Mayer est remarquable par son timbre chaud et sa voix bien projetée, bien plus audible que celle de Camilla Nylunbd : on en viendrait presque à regretter qu’elle ne chante pas Isolde. Le reste de la distribution vocale est correct. Dans la fosse, Semyon Bychkov déploie un tapis sonore plus symphoniste que théâtrale, plutôt intériorisé, avec des fulgurances inédites. Par exemple, le prélude, absolument superbe, qui nous fait entendre les vagues successives des cordes (on songe fugitivement à La Mer de Debussy), la seconde intervention de Brangäne à l’acte II où l’orchestre exprime l’agitation et l’angoisse…
Il arrive souvent que le tout soit supérieur à la somme des parties. Un metteur en scène qui veut faire d’Isolde la protagoniste centrale du drame, un Tristan incontrôlable qui lui vole la vedette, un orchestre qui joue subliment sa partie indépendamment du plateau… c’est ici un peu l’inverse, et le spectacle manque encore de cohérence. Comme souvent à Bayreuth, les reprises lui permettront sans doute de parvenir à une vision plus aboutie.