Nous ne sommes pas à La Scala (1), mais dans une structure légère, à une cinquantaine de kilomètres de la gare la plus proche, dans une petite ville de 12 000 habitants, appartenant à cette France profonde, rurale et paisible que la culture irrigue difficilement. C’est là que l’Opéra de Baugé œuvre inlassablement depuis plus de vingt ans. Le projet paraît démesuré, d’une ambition rare, de programmer Don Carlo, même dans la version italienne réduite à quatre actes (sans celui de Fontainebleau) en alternance avec deux autres ouvrages. La distribution, exigeante, nécessite des voix d’homme nombreuses et variées, en sus des rôles-clé d’Elisabeth de Valois et de la princesse Eboli, sans oublier un chœur aguerri et puissant. Une large part de celles et ceux qui firent le succès d’Un ballo in maschera la saison dernière (2) est de retour, venus principalement du Royal Opera de Londres. D’abord le chef, familier de Verdi, Gary Matthewman, dont la carrière lyrique se développe pour l’essentiel Outre-Manche (3) et en Autriche. Toujours soucieuse du chant, sa direction, au service d’un flamboiement dramatique intense, fouille la partition pour en valoriser les lignes, les contrastes, les couleurs comme les dessins confiés à tel ou tel soliste de l’orchestre. On lui doit, déjà, un constant bonheur orchestral, auquel s’ajoute naturellement celui dont il pare les voix. Tout au long de ces quatre actes, nous seront tenus en haleine, par la poésie élégiaque ou douloureuse, comme par la fougue et la violence exacerbée.
Résumer la complexe intrigue de Don Carlo en quelques lignes paraît impossible. Un roi dont le pouvoir est dominé par l’Eglise, lui-même affaibli par la révolte flamande contre l’oppresseur, marié à la fille d’Henri II et Catherine de Médicis, que l’Infant – Don Carlos – a connue et aimée auparavant, des intrigues multiples donnent à ce sombre drame les accents shakespeariens chers à Verdi.
Les mises en scène de Bernadette Grimmett, sobres, réduites à l’essentiel, focalisent l’attention sur les chanteurs. Changés à vue, quelques accessoires (des éléments de balustrade assemblés pour suggérer le tombeau de Charles-Quint, quelques sièges, des candélabres) suffiront, avec des éclairages simples mais efficaces. L’unique réserve concerne la scène de l’autodafé, visuellement dépourvue de la force attendue. Les costumes appropriés à chacun, conçus avec goût et soin, permettent de composer de beaux tableaux, rappelant parfois la peinture franco-flamande du temps. La direction d’acteur est ciselée, au plus profond des drames intimes qui se superposent.
Un quatuor de solistes, aux moyens vocaux superlatifs, et nous pesons chaque mot, s’impose avec évidence, au meilleur niveau. Les deux femmes rivales, aux liens complexes, d’abord. Vlada Borovko, soprano russe, adoptée par Londres où elle chante les héroïnes verdiennes, est Elisabetta di Valois. Son port, altier jusqu’à ce que sa passion pour l’Infant ose s’exprimer, sert un chant exceptionnel. Enfermée dans sa fonction royale, son premier duo avec Don Carlo est remarquable, comme l’amour que ce dernier peine à contenir. On y croit, tout comme lorsque, candide, innocente, elle implore le pardon du roi (« Giustizia, Sire ! »). Une très grande voix, d’une incroyable force expressive. Monika-Evelin Liiv, dont on a en mémoire l’Ulrica de l’an passé, prête à la princesse Eboli sa voix ample, profonde, ambrée, dès sa chanson du voile. La contralto estonienne éblouit par son chant comme par sa présence. Elle se joue avec insolence des changements de registre les plus hérissés. Son tempérament de feu est bien là. Jalouse, notre « lionne blessée au cœur », à la passion extrême, demeure attachante, et nous vibrons à son chant comme à ses émotions. L’attendu « O don fatale, o don crudel », où elle passe de son aversion au désir de rachat envers Elisabetta, avec la réaffirmation de son amour pour Carlos, figure à juste titre parmi les plus belles créations de Verdi. Ce sommet pathétique et exalté trouve ce soir toute sa force expressive et sa vérité, avec des aigus de rêve.
Le Don Carlo du ténor argentin Pablo Bemsch s’impose par sa maturité vocale et son jeu, avec une profonde intelligence du rôle. L’aisance est constante, jamais démonstrative. La jeunesse, la belle longueur de voix, des aigus aisés, la noblesse de l’émission, les couleurs participent à l’émotion de cet attachant personnage. Le rôle est écrasant, mais jamais les moyens ne faibliront jusqu’à son dernier souffle. Chacun de ses airs, de ses ensembles appellerait un commentaire, et nous y renonçons. La palette expressive la plus large est illustrée avec maestria. Le Rodrigo (marquis de Posa) de Yuriy Yurchuk (Renato l’an passé), n’est pas moins émouvant par son humanité. Sa droiture, son exigence morale inébranlable le conduiront à se sacrifier pour son ami Don Carlo. L’Ukrainien, authentique baryton verdien, met sa vaillance, sa projection, au service de ce personnage empathique, fier, dont la générosité égale le courage. Les moyens vocaux sont impressionnants, l’ampleur, une maîtrise technique sans faille, de réelles qualités de phrasé, un timbre chaleureux illustrent l’ardeur des convictions de l’ami.
Les deux basses, Philippe II et le Grand inquisiteur, nous valent un bel affrontement dans le duel implacable de la fin du III, où l’humanité et la fragilité du monarque nous émeuvent. Tout juste attendait-on de Blaise Malaba, dont la stature imposante correspond à la majesté du rôle, une projection plus convaincante, car la voix est belle, longue et bien timbrée, d’une grande douceur comme grave. Comment ne pas être ému par les tourments qu’il nous confesse (« Ella giammai m’amo ») ? Le Grand Inquisiteur de Denis Sedov interroge, que la mise en scène dessine âgé et aveugle. La force expressive est là, mais les phrases hachées, la voix instable au large vibrato de ce personnage de composition dérangent (après un décevant Escamillo, il y a 48h), même si elles traduisent l’outrance de ce tyran sectaire et retors. Aucun des petits rôles ne déçoit : du surprenant Tebaldo de Xavier Truong-Fallai, du comte de Lerme de Bo Wang, au Moine/Charles-Quint de Volodymyr Morozov, et au hérault de Roger Paterson, prometteur.
Les nombreux ensembles sont autant de réussites, comme les chœurs, parfaitement réglés, et stylistiquement réjouissants. L’orchestre, galvanisé par son chef, est somptueux, clair, d’une précision enviable (ainsi, les attaques des quatre trombones), aux équilibres parfaits et aux soli magistraux (les arpèges de la clarinette, la mélodie au hautbois, au violoncelle etc.). La conduite de la passion grandissante jusqu’au paroxysme de l’ultime duo Elisabetta – Don Carlo est exemplaire. L’ambiance mortifère, désespérée, l’effroi, la stupeur de la dernière scène sont rendus avec un exceptionnel brio. Une production musicalement digne des plus grandes scènes, que le public acclamera très chaleureusement au terme d’une soirée, dont on n’a pas pris conscience de la longueur tant elle nous a captivé.
(1) Milan, en décembre dernier, produisit une version de référence, avec Nebrebko, Garança, Petrusi, Meli, dirigés par Riccardo Chailly ( Sous la protection de Verdi) (2) Le ciel pleure (3) La création prochaine d’une cantate de Geoffrey King, Darkly He Rose, lui a été confiée par la Royal Academy of Music