Encore une pluie d’enregistrements nous provient de Château de Versailles Spectacles, avec le 23e titre de la collection Opéra français. Quel fabuleux travail patrimonial réalisé en 20 ans ! Destouches, redécouvert par beaucoup avec la très belle Callirhoé puis Sémiramis, nous revient avec un titre créé entre les deux : Télémaque et Calypso. Ce drame créé en 1714 est ici proposé dans la version sensiblement remaniée de 1730 – où le cast comportait bon nombre des artistes de l’Hippolyte et Aricie de Rameau et Pellegrin.
C’est justement Pellegrin qui puisa chez Fénelon la matière de cet opéra. Après un bref prologue (Minerve, Apollon, les Arts, et les muses…), nous voici chez la magicienne Calypso. Ulysse est parti mais Neptune réclame toujours son sang, menaçant toute l’île. Justement, Télémaque vient d’échouer sur ces rivages, où il a enflammé les cœurs de l’enchanteresse et d’Eucharis, princesse captive qui sait lui plaire. Ajoutons Adraste, amant malheureux de Calypso – il a le tort d’être baryton. Plusieurs aveux rythment le drame, entre les divertissements largement teintés de surnaturel : Télémaque se dit fils d’Ulysse au II (Calypso renonce à son sacrifice) puis reconnaît qu’il est amoureux au III, Adraste, défait par son rival, dénonce les tourtereaux à la magicienne au IV, Eucharis révèle qu’elle est Antiope au V… Les Dieux ont promis la princesse à Télémaque, et le couple fuit avec l’aide de Minerve pendant que Calypso fulmine.
Alors que le public du début du XVIIIe siècle se passionne pour les ariettes et divertissements (Destouches lui-même avait percé avec la pastorale Issé), Pellegrin s’inscrit résolument dans le sillage de la tragédie lyrique dès un acte I fort sombre, en misant fortement sur le surnaturel, et fait du pied à l’Armide de Lully-Quinault. À son instar, Calypso renonce à tuer l’objet de son amour, lui offre un langoureux divertissement, et évoque ensuite non pas la Haine, mais l’Amour.
Si Destouches se plaint auprès du prince Grimani de la réception de son opéra en 1730 (correspondance intéressante proposée dans le livret du disque), notre oreille n’a pas les mêmes envies que le public d’alors, et on ne se plaindra pas de la fidélité du compositeur au Surintendant tant la musique est belle – Guillaume Saintagne s’était enthousiasmé du concert. Du reste, là où les contemporains du musicien préféraient les divertissements et scènes de genre, c’est aujourd’hui la « partie de sentiment » qui séduit le plus.
L’architecture dramatique de l’opéra n’a rien de particulièrement brillant. L’intérêt est néanmoins maintenu par des récits sont de belle facture, d’où ressortent quelques répliques marquantes. Les épisodes se succèdent à vive allure, et les trois derniers actes regorgent de beautés musico-dramatiques. On peut relever la mobilité inusité du caractère des morceaux solistes, et l’intranquillité qui règne jusque dans les lamentations : la tragédie ne manque jamais de relief.
Les Ombres, sous la houlette de Margaux Blanchard et Sylvain Sartre, tendent de belles lignes avec ce qu’il faut de d’incisivité dans le phrasé et de vivacité dans le rythme, tout en sachant s’attendrir. Certes, les cordes sont un peu chiches, mais la réalisation instrumentale est convaincante sans esbrouffe. Les Chantres du Centre de musique baroque de Versailles sont à la hauteur en dépit d’un impact purement vocal parfois limité, surtout quand les pupitres sont séparés. Ces quelques limites d’effectif expliquent aussi pourquoi les moments intimistes convainquent plus sur les scènes appelant toutes les forces musicales et diluent sensiblement le contraste des tableaux.
Le principal atout tient à une très belle affiche, avec en partage une diction excellente : on suit l’opéra sans livret, ce qui est assez rare. On attendait Isabelle Druet, éminente dans ce répertoire : diseuse exceptionnelle, elle varie les colorations d’une voix pourtant assez mate. Acrimonieuse et poivrée dans ses frustrations, elle rosit en s’abandonnant à l’amour et se rendurcit une fois la trahison avérée. Autre grande tragédienne lyrique, Emmanuelle de Negri dessine une Eucharis douce et déterminée, très séduisante vocalement. Timbre fin, verbe net, David Witczak dessine Adraste au crayon graphite. La mort du personnage est un moment fort de l’œuvre. Suave, sobre et sensible, le jeune ténor Antonin Rondepierre se fond naturellement au sein de ce bel ensemble. L’expérience lui permettra d’acquérir plus de présence encore.
Plus qu’en d’autres occasions, Marine Lafdal-Franc peut se faire valoir en Minerve et grande prêtresse de l’Amour, tandis qu’Hasnaa Bennani prête sa voix délicieuse à diverses figures plus timidement incarnées. Moins sollicités, Adrien Fournaison et David Tricou s’acquittent bien de leurs interventions, tandis que Colin Isoir, sorti du chœur, est ténu sans démériter en grand prêtre de Neptune.